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pour sauvegarder les positions géographiques de la Porte : celle-ci ne peut, en acceptant les bénéfices de l’intervention des Cours, en répudier les désavantages et les mettre dans le cas d’aviser, en dehors d’elle, à leurs propres intérêts. » Il acheva cette harangue dépourvue d’artifice par ces mots équivalant presque à un ordre : « L’accord des Puissances est irrévocable, et le protocole reste ouvert pour recevoir l’adhésion de la Turquie. » Le Congrès était interdit de ce langage, mais n’osa pas en adoucir l’amertume, bien qu’il jugeât, je crois, fort inutile de terminer par cet épilogue un drame si bien construit et si brillamment exécuté.

Que si maintenant, après avoir constaté le talent scénique de ses auteurs et aussi la grande portée politique de la mesure prise, nous l’envisageons au point de vue des principes diplomatiques, il nous semble qu’en cette circonstance, le Congrès les a méconnus tous à la fois : d’abord le droit conventionnel, puisqu’il disposait de la propriété d’un État indépendant ; puis le système des nationalités, puisqu’il adjugeait des populations slaves et turques à un gouvernement qui n’était ni turc ni slave ; enfin la théorie de la conquête, car le cabinet de Vienne, n’ayant point participé à la guerre, n’avait rien à prétendre sur les fruits de la victoire. Le Congrès ne pouvait même alléguer la nécessité de soustraire des chrétiens au joug ottoman, puisqu’il venait d’y replacer la moitié de la Bulgarie et la Macédoine tout entière. Sans doute l’administration brutale et l’incurie de la Porte avaient provoqué ces décrets absolus, et nos idées civilisatrices et chrétiennes ne nous permettent pas de les regretter : mais on ne saurait se dissimuler que les Puissances ne s’appuyaient en cette affaire bosniaque sur aucune autre base que le dogme rudimentaire de la force mise au service de leurs intérêts et de leurs calculs. Cette procédure sommaire servait très bien les projets de « l’honnête courtier, » qui voyait avant tout, dans les décisions despotiques dont il prenait si ardemment la défense, les meilleurs auxiliaires de sa propre hégémonie.


IV

Beaucoup de gens ont pu supposer que cette revendication d’omnipotence, ce dédain désormais évident pour l’intégrité de l’Empire ottoman, étaient inspirés au Congrès par l’arrogance