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au Japon, tout s’en aille. Et je m’en suis ouvert à l’homme-coureur qui, depuis un moment, me voiturait de toute la vitesse de ses jambes musclées et trapues :

— Monsieur, m’a-t-il répondu, je vais vous conduire dans une de nos maisons de thé les plus, élégantes, et l’on s’empressera de contenter votre caprice.

C’est tout à côté de Motokagomachi, dans une ruelle ; on entre par un petit portique d’apparence comme il faut ; on traverse un bijou de petit jardin où il y a des montagnes naines, des rocailles de poupée, de vieux arbres en miniature ; et la maison de la grue est au fond, très accueillante et très discrète. Comme les Européens n’y fréquentent guère, elle a conservé sa minutieuse propreté japonaise ; je me déchausse en entrant, et deux servantes, à mon aspect, tombent à quatre pattes, le nez contre le plancher, suivant la pure étiquette d’autrefois, que je croyais perdue. Au premier étage, dans une grande pièce blanche qui est vide et sonore, on m’installe par terre, sur des coussins de velours noir, et on se prosterne à nouveau pour attendre mes ordres.

Voici. Je désire louer pour une heure une geisha, c’est-à-dire une musicienne, et une maïko, c’est-à-dire une danseuse. — C’est très bien : on va prévenir deux de ces dames, qui habitent le quartier et travaillent d’ordinaire pour la maison.

En attendant qu’elles viennent, la dînette obligatoire m’est apportée avec mille grâces, sur des amours de petits plateaux… Décidément, il existe encore, mon Japon de jadis, celui du temps de Chrysanthème et du temps de ma jeunesse ; je reconnais tout cela, les tasses minuscules, les bâtonnets en guise de fourchette, le réchaud de bronze dont les poignées figurent des têtes de monstre, — et surtout les révérences, les petits rires engageans, les continuelles minauderies des servantes.

Mais j’avais connu ces choses à la splendeur de l’été ; or, je les retrouve en décembre, et l’hiver de l’année, — peut-être aussi l’hiver de ma vie, — me rendent leur mièvrerie par trop triste, intolérablement triste…

Qu’on se dépêche de m’amener ces dames. Je gèle et je m’ennuie, là tout seul, pieds nus sur ces nattes blanches. Un petit vent, rafraîchi à la neige, passe en gémissant entre les panneaux de papier qui servent de murailles ; à part ma dînette, posée à terre, et mes coussins de velours noir, rien dans cette vaste