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l’Orient » et représenta la mesure indiquée non seulement comme l’exercice d’un droit, mais comme l’accomplissement « d’un devoir. » Il semblait ainsi, d’après cette casuistique, qu’on eût à se faire scrupule non pas de dépouiller la Turquie, mais de compromettre la paix de l’Europe.

Je ne sais trop si tous les plénipotentiaires partageaient cet avis-là, mais on vit tout de suite qu’il était inutile d’insister, car le comte Corti, qu’on n’éblouissait pas aisément, ayant sollicité du comte Andrassy quelques explications complémentaires, celui-ci se borna à exprimer assez cavalièrement l’espoir que l’Italie apprécierait cette affaire comme les autres gouvernemens. Devant cette fin de non-recevoir, la France, qui n’avait pas d’objections particulières, et la Russie, qui estimait les siennes superflues et suspectes, demeurèrent personnages muets.

Carathéodory-Pacha, seul, prit la parole : c’était une antithèse qui ne dérangeait pas le plan de la pièce. Son éloquent et courageux plaidoyer défendait vainement l’administration et les intentions libérales de la Porte. Je pensais, en l’écoutant, que peut-être une revendication véhémente des droits souverains qu’on allait violer eût plus embarrassé le Congrès que cette apologie d’un système jugé : néanmoins, la conclusion n’eût pas été différente, et il est vraisemblable que, de toute façon, on n’eût opposé à ses discours, comme on le fit, que le silence. La proposition anglaise fut adoptée à l’unanimité par les grandes Puissances, qui affectèrent, suivant le mot de M. Waddington, de voir là « une mesure de police européenne. » Sous ce prétexte, elles eussent pu aussi bien se partager tout le territoire de l’Empire, et l’on ne comprend guère pourquoi cet euphémisme ne s’appliquait qu’à la Bosnie et à l’Herzégovine.

Le vote n’en était pas moins acquis, malgré l’opposition prévue et absolument correcte des plénipotentiaires turcs qui se déclaraient « liés par les instructions de leur gouvernement, » et l’on s’attendait à voir baisser le rideau, lorsque le Président, irrité par une résistance si bien justifiée et présentée en excellens termes, crut devoir la briser brusquement comme si elle eût menacé en quoi que ce fût la solution adoptée. Cette fois encore, comme à l’issue de la discussion bulgare, et plus impérieusement, il adressa à ses collègues ottomans une véritable mercuriale : « L’Europe, leur dit-il avec un accent dédaigneux et superbe que le protocole n’a pu rendre, n’est pas réunie