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— Possible, dit Boisjol, je n’en sais rien. Mais brave comme les plus, braves ! Je l’ai connu en Italie, moi.


Sa conduite au Mexique… En effet, toutes sortes d’histoires avaient couru, de canons abandonnés, jetés à dessein dans un lac, de machinations perfides, de spéculations blâmables, de rêves de fortune, et même, après le mariage du maréchal avec la nièce d’un ministre mexicain, de rêves d’empire avortés. Des lettres, connues plus tard, de l’empereur Maximilien, de l’impératrice Charlotte, du roi des Belges Léopold Ier, leur père et beau-père, semblent bien démentir et détruire ces mauvais bruits[1]. Mais, comme disait Boisjol, possible ! et personne n’en savait rien. Justement, parce qu’on ne savait rien, on supposait tout, et l’on affirmait tout. Que se passait-il derrière le mur de ce visage impénétrable ? Peut-être rien non plus, on ne savait… A quoi pensait cet homme qui avait l’air de penser à soi ? On ne savait : peut-être à rien. Rancunes anciennes, désirs de revanche contre la destinée qui, bien qu’ayant tenu beaucoup, avait un moment paru promettre davantage, froissemens de vanité vulgaire. — « On disait Bazaine blessé de se voir réduit à la direction d’un simple corps ; » — calculs d’ambition ou d’intérêt ; petites trahisons précédant et préparant la grande trahison ? Le « visage impénétrable, » la face de granit du sphinx n’a point livré son secret, si ce fut un sphinx et s’il eut un secret. Il devait pourtant entendre le cheminement sourd et sentir, à peine amorti par un reste, par un geste de respect hiérarchique, le poids de la suspicion. Frossard mis en déroute, comment Bazaine, chef responsable, avait-il laissé battre son lieutenant sans le secourir ? Selon les uns, il lui portait envie. Il avait voulu, selon d’autres, lui laisser gagner seul son bâton de maréchal. Ou bien craignait-il lui-même d’être attaqué à Saint-Avold ? Quoi qu’il en fût, sa conduite restait sans excuse. Toutes les suppositions allaient devenir permises. « C’est à croire que Bazaine trahit ! » s’était écrié un des hauts personnages de l’entourage impérial. » Et, d’autre part, quand « l’opinion publique, » par une de ces contradictions dont elle est coutumière, l’a désigné et imposé, quand il est investi du commandement en chef de l’armée du Rhin, quand il ne peut plus se plaindre de n’avoir qu’un simple corps

  1. Ces lettres, datées de 1864, 1865, 1866, 1868, furent lues par Me Lachaud, dans sa plaidoirie pour Bazaine, à l’audience du 7 décembre 1873.