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l’apparence « d’une chose formidable : » Dans ce régiment et dans tous les autres, dans cette caserne et dans toutes les casernes de France, un emmagasinement énorme, un entassement de « force brute » sommeillait, un approvisionnement, que l’on eût dit inépuisable, de « chair d’hommes n’évoquant que mâle énergie, muscles bandés à l’action, vigueur destructive. » Et, d’autre part, il y avait derrière cette armée, avec elle, le prestige de tant de victoires, anciennes et nouvelles, la vertu de tant de sang héroïquement versé, séché depuis un siècle ou frais encore sur le drapeau, l’impulsion d’un passé si puissant, en même temps si long et si voisin ! Il y avait tant de bras qui se levaient, tant de mains qui se crispaient sur l’épée : ce qu’il n’y avait point, ce qui manquait surtout, c’était une tête. La machine, même un peu rouillée, un peu détendue, était là ; mais pas de mécanicien ; et elle avait encore son foyer, mais non son volant de direction.

Des milliers de dépêches étaient expédiées, reçues. Et les généraux, les états-majors, les services administratifs, artillerie, génie, infanterie, cavalerie, forces actives, réserve, s’entassaient dans les trains. Aux points de rassemblement, tout débarquait pêle-mêle, hommes, chevaux, matériel, approvisionnemens, dans une confusion extrême. Les gares étaient encombrées, mais les magasins étaient vides. De tous côtés arrivaient les doléances, les réclamations. Le malin même, une dépêche de l’intendant général de l’armée avait mis les bureaux sens dessus dessous : « Il n’y a à Metz ni sucre, ni café, ni riz, ni eau-de-vie, ni sel, peu de lard et de biscuit. Envoyez de suite au moins un million de rations à Thionville. »

Vienne un échec et, pour comble, que le malheur, en se répétant, en engendrant le malheur, tourne à la catastrophe : aussitôt le désarroi qui est dans les services se mettra dans les rangs. Ne doutant pas de soi, n’en voulant, n’en pouvant et, peut-être, n’en devant pas douter : — Battus, ces hommes-là… Allons donc ! battus ! était-ce possible ? — on commence à douter des chefs. Si ce sont toujours les mêmes qu’on fait tuer, ce sont toujours les mêmes qui se font battre. Ne se feraient-ils pas battre exprès ? Le vieux goût national pour la fronde et la mazarinade reparaît ; le même goût qui dictait, il y a cent ans, à un bel esprit :


Soubise dit, sa lanterne à la main :
« Où diable donc ai-je mis mon armée ? »


dicte à présent aux soldats, aidé qu’il est par la facilité de la rime, des refrains contre leurs généraux.