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s’allume, une traînée d’esprit qui brûle en plein ruisseau ; le mot de la minute jaillissant, à la minute, du trottoir :


Un cheval étonnamment maigre soufflait dans les brancards. Le cocher, par contre, était obèse.

Dès qu’il aperçut l’uniforme de Du Breuil, il manifesta un grand zèle, brossa les coussins, sourit en s’informant de l’adresse, et unit par se hisser sur le siège, avec une joyeuse lourdeur. Un coup de fouet :

— Hue ! Bismarck !


Au loin sonne la fanfare d’un escadron en marche : une rumeur l’interrompt et la couvre : Vive l’armée ! L’ardeur, « l’emballement » de chacun, dans le piétinement par lequel est poussé il ne sait où ce peuple en promenade qui se croit rué à la charge, s’entretient, s’accroît, se multiplie, au voisinage, au contact prolongé, trépidant, de tant d’« emballemens » et d’ardeurs semblables. On dirait que la foule, stagnant ou glissant lentement en un double courant, le long des maisons, s’est fait en un instant un système nerveux commun, qui perçoit avec une intensité exaspérée les moindres sensations et les rend aussitôt en secousses violentes, portées à la millionième puissance. Pour que ce soit tout à fait parisien, les femmes se mettent de la partie et la mènent.


Les tables des cafés étaient prises d’assaut. Sur les boulevards, la foule compacte grouillait… On se disputait les journaux frais parus. On parlait haut, on ricanait. Les femmes, en toilette claire, étaient les plus excitées. De gros bourgeois se redressaient avec une mine martiale ; quelques-uns donnaient la main à des enfans déguisés en soldats. Dans un fiacre, trois filles enlacées, bleu, blanc, rouge, saluaient au milieu des bravos et des lazzis. La bleue, une assez jolie blonde, jeta des baisers à Du Breuil, enthousiasmée par ses aiguillettes d’or.


Tout, d’ailleurs, n’est pas pur aux sources de ce délire, et tout n’y est pas non plus, on ne veut pas dire sincère, mais spontané. Cette manifestation est comme beaucoup de manifestations : la fièvre en a été un peu préparée et chauffée :


Soudain la Marseillaise, beuglée à pleins poumons, retentit. Les voitures durent s’arrêter. Des blouses blanches, en tête d’une colonne où les casquettes se mêlaient aux chapeaux de soie, fonçaient à travers la chaussée. Ces énergumènes saisissaient les chevaux à la bride, brandissaient des gourdins. Un vieillard barbu criait si fort que les yeux lui sortaient de l’orbite. A côté de lui, un adolescent livide balançait de droite et de gauche une tête alourdie par l’ivresse. Le flot s’écoula, suivi d’un acre relent de sueur et de vin. Des titis faisaient escorte, avec des cabrioles de singes.