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Il convient aussi de se rappeler que les axiomes réputés infaillibles ont reçu cent démentis, que les grands principes économiques souffrent mainte exception qui ne confirme pas toujours la règle ; et il importe de traiter de tels problèmes, non en géomètre, non en utopiste qui préférerait le retour au chaos plutôt que de rompre d’une semelle, mais en hygiéniste, en médecin qui applique au patient un remède différent, selon la maladie, l’âge et le tempérament. N’oublions pas enfin qu’au moyen âge et sous l’ancienne monarchie, la crise agricole sévissait plus âprement qu’aujourd’hui, qu’alors l’agriculture a supporté de terribles fléaux : et c’est un des bienfaits de l’histoire de nous enseigner que ces plaies n’ont pas été mortelles, que les peuples ont la vie dure, que la prospérité et la misère restent des termes tout relatifs ; la misère d’une époque est parfois la prospérité de celle qui lui succède.

Lorsqu’on se tourne plus spécialement vers l’époque contemporaine, on constate que l’agriculture française n’est plus la grande muette dont il fallait jadis interpréter le silence, que le paysan n’est plus celui dont parle Michelet, qui n’a qu’une idée tous les mille ans : les idées circulent assez vite, trop vite même dans les villages ; les ruraux parlent, devisent, se remuent singulièrement depuis trente ans ; ils ont médité la sagesse de l’axiome : Beati possidentes. Ils agissent, ils ont, en dehors du Parlement, des représentans énergiques, autorisés, d’un dévouement à toute épreuve : la Société nationale d’Agriculture de France, la Société des Agriculteurs de France ; ils possèdent aussi d’excellens journaux, des cadres, une organisation sérieuse. Leurs doléances ont amené des résultats qui eussent été plus décisifs encore si les combattans n’avaient reconnu qu’un but, un chef, si d’autres préoccupations ne troublaient leur action, si chacun comprenait que la devise : Un pour tous, tous pour chacun, contient la formule du salut, du bonheur commun.

Oui, de grandes choses ont été accomplies ; mais l’esprit de l’homme est ainsi fait qu’il se montre plus prompt à la plainte qu’à l’action de grâces. Depuis quelque trente ans, je fréquente les comices agricoles, je vois de près ce monde rural qui met en application la fable de La Fontaine, La Mort et le Bûcheron. Les optimistes y sont plus rares que les pessimistes, et, sans parler de l’état d’âme, des griefs très réels qui inspirent cette symphonie de lamentations, il faut bien confesser qu’il y a là une bonne