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une nervosité qu’il qualifiait en riant de « colère sénile » ou de « caprices de vieille femme. » Termes excessifs sans doute, mais le prince Gortchakof paraissait parfois impatient et agité : il lui arriva même de jeter dans un mouvement d’humeur son couteau à papier au milieu de la table, et, en général, il marquait son mécontentement avec une certaine aigreur qui étonnait, sans l’inquiéter, une assemblée très calme et circonspecte. Ceux-ci attribuaient ces susceptibilités à la tristesse patriotique d’un ministre déçu dans ses espérances ; ceux-là, moins bienveillans, prétendaient que son amour-propre était froissé par le triomphe éclatant du prince de Bismarck et surtout par la confiance dont l’empereur Alexandre honorait le comte Schouvalof. Sur ces divers points, je crois qu’on ne se trompait pas : il souffrait évidemment d’entendre contester tous les jours et de voir sensiblement restreindre les avantages obtenus : il avait de plus d’anciennes rancunes envers son collègue allemand ; enfin, comme il était accoutumé à la faveur exclusive de son maître, la situation du comte Schouvalof à Pétersbourg ne pouvait que lui déplaire.

Celui-ci, aide de camp général du Tsar, était persona grata à Berlin. Il réunissait en effet un ensemble de qualités séduisantes et solides ; grand et de belle tournure, avec des traits fort nobles, l’air jeune, bien qu’il eût la moustache blanche et effleurât la soixantaine, il avait les plus élégantes et aimables manières qu’on pût voir. En outre, diplomate avisé et, sinon fort instruit, du moins très au courant des affaires, et expert dans l’art de les présenter, il les discutait avec une élocution facile et une attrayante dextérité. Tout en défendant énergiquement sa cause et ne consentant que les sacrifices nécessaires, il recherchait et accueillait gracieusement les élémens de transaction, soit par esprit conciliant, soit, plus vraisemblablement, en vertu de directions supérieures. Il faisait, comme on dit toujours, bon visage à mauvais jeu, facilitait le travail commun par des accommodemens et des euphémismes, et savait donner à ses concessions l’apparence d’une condescendance amicale à l’opinion de l’assemblée. Sa conduite déroutait parfois le prince Gortchakof qui cependant n’osait pas la contredire, soupçonnant peut-être quelque secret désir du Tsar, mais en ressentait un dépit que devinait et savourait le chancelier allemand. La gracieuse bonne volonté du comte Schouvalof s’étendait même à la rédaction des protocoles : un matin où, contre son habitude, il m’avait