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inspiraient quelque souci, la vivacité réconfortante de ses appréciations, leur forme originale et parfois plaisante, préparaient une impression meilleure. Il devait aussi, en grande partie, son succès personnel à ses réceptions brillantes dont lady Russell faisait gracieusement les honneurs et à ses relations anciennes avec le chancelier et la haute société de Berlin.

La Russie, menacée directement par la coalition momentanée des Cours anglaise, allemande et austro-hongroise, et qui entendait disputer le terrain pied à pied, avait voulu donner à sa mission les plus solides ressources et le plus grand prestige. Elle avait donc envoyé le prince Gortchakof, chancelier de l’Empire depuis vingt-cinq ans, célèbre à juste titre dans le monde diplomatique, et le comte Schouvalof, qui passait pour être en ce moment le confident particulier du Tsar. Ces deux personnages étaient assistés par l’ambassadeur de Russie en Allemagne, M. d’Oubril, et de plus par un nombreux personnel de conseillers éprouvés.

Tout infirme qu’il fût et octogénaire, le prince Gortchakof avait bravé la fatigue d’un long voyage et la perspective d’une lutte opiniâtre pour défendre jusqu’à sa dernière heure la cause de son souverain et de son pays. Et il la servait en effet avec autant d’expérience que de courage, aidé aussi par les sentimens qu’inspiraient son âge et son rang. J’ai encore sous les yeux l’attitude correcte de son corps un peu courbé, mais actif, sa figure mobile et fine entièrement rasée, son regard brillant sous ses lunettes, ses lèvres minces, sa physionomie avenante et sa distinction exquise, qui lui donnait l’air d’un vieil homme d’État du XVIIIe siècle. Il en avait les grâces artificielles et le style élégant, peut-être les préjugés, mais nul ne connaissait mieux ce qu’il en fallait prendre et laisser, les rouages de la politique ancienne ou moderne, les vues des diverses Cours, le monde slave et européen.

Je ne dirai pas qu’il fût alors tout à fait le même que dans les longues années où, associé à toutes les pensées du règne, il les servait si bien par son art raffiné, ses réserves et ses audaces, ses neutralités équivoques et sa rhétorique subtile : mais il avait gardé la sagacité pénétrante, la volonté tenace et l’ardeur d’autrefois. Cette ardeur était devenue un peu acrimonieuse, presque fébrile, et quelques-uns la lui reprochaient volontiers. Le prince de Bismarck, qui ne passait rien à son rival, raillait souvent