Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 24.djvu/610

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

intellectuelle. Donnez une bourse universitaire à un fils d’artisan ou de petit employé et vous créerez dans une âme ce contraste, cette lutte de deux élémens irréductibles. Le talent de M. Wells en demeure marqué comme d’un sceau. Tant qu’il vivra, tant qu’il écrira, il sera ballotté entre l’idéalisme et le réalisme, entre ses conceptions mégalomaniaques et les extrêmes petitesses, les gestes les plus vulgaires de l’existence quotidienne. Tantôt il verra plus grand que Platon, tantôt il paraîtra ramasser des miettes dont Paul de Kock n’aurait pas voulu. À un Français, épris d’unité et d’harmonie, il présentera, à quelques pages d’intervalle, le comble de l’art et le suprême mauvais goût. Mais ce dualisme ne le rendra point suspect dans un pays où l’art, de tout temps, a vécu de contrastes et d’opposition. Par son effort désespéré pour se faire le contemporain de nos arrière-petits-enfans, il a pu échapper au préjugé national et même au préjugé de race qui est encore si puissant parmi nous ; mais il est Anglais et, peut-être, avec Kipling, le plus Anglais de tous les Anglais vivans par la construction de son esprit. Il l’est par l’humour au même degré que Swift, Lamb ou Thackeray ; et, depuis les dramaturges du xvie siècle, aucun écrivain de cette nation n’a plus hardiment, plus violemment et plus naturellement mêlé la tragédie et la farce. Cela, c’est le fond de sa nature, sa conception saxonne de la vie, traduite sous forme artistique. Tel il était hier, tel il sera demain.

Augustin Filon.