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artistes, il n’était dans la vie ordinaire ni imposant ni morose et ne s’entourait d’aucun appareil : ses manières étaient simples, ses entretiens, autant que j’en ai pu juger, affables et bienveillans. Il ne manifestait aucune vanité ; tout ensemble souriant et réservé, il ne cherchait pas à paraître, se maintenait en dehors des polémiques quotidiennes et ne se préoccupait évidemment que de l’aspect général et des grandes lignes des choses. Il pouvait d’ailleurs sans crainte abandonner le rôle le plus actif à son habile et savant collègue, le chef du Foreign Office, lord Salisbury.

Celui-ci, qui depuis, et pendant si longtemps, a dirigé les affaires de son pays, était un de ces grands seigneurs de gouvernement dont les mérites personnels et la situation sociale apportent un si utile concours à la puissance de l’Angleterre. On sait avec quelle souplesse et quelle ténacité il a su plus tard adapter le torysme traditionnel aux conditions modernes de la société parlementaire anglaise, et appliquer, suivant les circonstances, en disciple indépendant mais fidèle, les doctrines de son illustre prédécesseur. En ce moment, il passait à bon droit pour un ministre spécialement expert dans les questions orientales : je l’avais vu, l’année précédente, à la conférence de Constantinople, déployer une compétence et une érudition de premier ordre. Toutefois, sa physionomie pensive, sa noble figure, son vaste front chauve, sa barbe majestueuse, sa douce parole donnaient plutôt l’idée d’un philosophe rêveur que d’un homme d’Etat résolu : son intervention prenait même parfois un aspect humanitaire. Son âme en effet était fort élevée et religieuse, mais sa politique, colorée ainsi d’une nuance sentimentale, n’en demeurait pas moins exclusive et obstinée. Il devenait pathétique ou restait froid selon le point de vue de son gouvernement, et sa ferveur civilisatrice ou ses sympathies pour les opprimés étaient toujours subordonnées à l’intérêt britannique qui en réglait la température. Ses collègues ne s’y méprenaient point ; j’ai remarqué un jour leur vague sourire lorsque, à propos d’une tribu dont il savait à peine le nom, mais qu’il voulait soustraire à l’influence russe, il en décrivait les prétendues souffrances avec autant d’émotion que s’il se fût agi d’une nation en deuil. En revanche, il replaçait sans sourciller nombre de populations chrétiennes, et notamment la Macédoine et la moitié de la Bulgarie, sous le sceptre du Sultan. Je remarquais aussi le changement de sa voix