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la vivacité intermittente de son regard et la courbe railleuse de ses lèvres n’eussent attesté la vigueur de sa pensée toujours jeune et active. Les années et les fatigues de sa noble et laborieuse existence avaient alourdi son attitude : il ne s’avançait qu’appuyé, d’un côté, sur une canne, et, de l’autre, sur le bras d’un secrétaire : mais il recevait les hommages de tous avec la dignité de l’homme du monde investi d’un grand pouvoir. Loin de plier sous le fardeau, il travaillait sans relâche, vivait à Berlin dans une retraite studieuse, et assistait à toutes les séances : « et par-dessus tout cela, me disait-il un jour en souriant, j’ai en même temps à gouverner l’Angleterre. » Il eût pu ajouter, — je l’ai su depuis, — qu’il consacrait encore quelques instans de loisir aux lettres et aux fictions qui lui étaient chères. On retrouvait toujours en lui l’artiste sous l’homme d’Etat, et l’imagination ne perdait jamais ses droits. Plus d’un passage de ses livres est en quelque sorte le commentaire anticipé de sa conduite parlementaire, de son « impérialisme » grandiose, de sa diplomatie entreprenante : et, sans insister là-dessus, je rappellerai que la mainmise sur Chypre, accomplie à l’époque du Congrès par lord Beaconsfield, avait été pressentie et indiquée jadis, comme nécessaire, dans le roman de Tancrède par Benjamin Disraeli.

Ses discours, eux aussi, étaient à la fois les œuvres d’un maître de l’art et d’un chef de gouvernement. Deux ou trois fois seulement, il a pris la parole au palais Radziwill, — en anglais contrairement à l’usage diplomatique, — et, sur-le-champ, il a dominé l’attention de ses collègues. L’effet de son éloquence était d’autant plus saisissant qu’il demeurait ordinairement impassible dans son fauteuil et ne se mêlait que fort rarement aux échanges d’idées et aux dialogues. Le protocole n’a pu reproduire que le sens de ses harangues, remarquables surtout par l’accent et le style : mais on sentait vibrer dans ce beau langage, un peu aventuré parfois, la volonté et les ambitions d’un grand peuple, la conviction d’une âme passionnée et sévère. Il parlait debout, sans regarder personne, les yeux tantôt fixés au loin, tantôt baissés et concentrés dans une contemplation intérieure. Ses périodes se succédaient rythmées et sonores, calmes ou véhémentes selon la marche du discours, hardiment prononcées, et sa fière dialectique se produisait avec une énergie et un éclat dont l’auditoire subissait visiblement l’ascendant esthétique et l’irrécusable autorité. Cependant, comme la plupart des grands