Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 24.djvu/580

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

circulant parmi l’herbe et les fleurs en filets imperceptibles… »

Cette peinture, dont allaient s’inspirer les jardiniers de Trianon, était-elle assez loin des majestueuses allées pour lesquelles le grand Roi n’avait pas dédaigné de tracer, de sa main, le programme de solennelles promenades destinées à provoquer, de la part de ses hôtes, une plus complète admiration de son œuvre ! Les partisans de Trianon, les ennemis de Versailles formèrent école ; M. de Girardin, vicomte d’Ermenonville, accusa publiquement Le Nôtre d’avoir massacré la nature et « inventé l’art de s’entourer d’une enceinte d’ennui, » et Lebrun, le pindarique, dans une de ses odes, enjoignit à la pompe de Versailles de céder aux grâces de Trianon. Plus doucement, Bernis avait fredonné :


Pourquoi contraindre la nature ?
Laissons respirer le printemps,
Le ruisseau, l’amour de Zéphire,
Qui du voile des cieux réfléchissait l’azur
Captif dans un bassin de marbre et de porphyre,
N’est plus ni si clair ni si pur.


Parlant, à son tour, des ifs, des pyramides et des buis qui ornaient Versailles, le prince de Ligne, sous la plume duquel on est étonné de rencontrer un tel réquisitoire, écrivait : « Tout cela est relégué dans les couvens. En détruisant les cloîtres, on détruira du même coup les préjugés en religion et en jardins. »

C’était bien autre chose que l’on devait détruire. Sortant brusquement de l’ère des soupers intimes des petits cabinets et des bergères de Trianon, le Versailles de Louis XIV, reparaissant sous celui de Louis XVI comme le réduit mal défendu de la monarchie aux abois, allait devenir le théâtre d’actes graves, solennels, et tout à l’heure tragiques comme la fin même de la monarchie. Avec Franklin, officiellement reçu par Louis XVI, en qualité d’ambassadeur des « insurgens » d’Amérique, les idées nouvelles, qui devaient vaincre et faire disparaître l’absolutisme royal, furent fêtées à Versailles : on ne demandait à leurs lointains défenseurs que la revanche des hontes de la guerre de Sept Ans ; ils y annoncèrent la révolution[1] ; l’on se rappelle l’inscription fameuse de la médaille offerte à l’ami de Washington : Eripuit cœlo fulmen sceptrumque tyrannis.

  1. Dans un pamphlet fameux, Thomas Payne venait d’écrire : « Le roi est une chose ; le peuple en est une autre. »