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que vous preniez soin de m’envoyer des oranges dans toutes les saisons de l’année qu’elles pourront être envoyées et que vous preniez garde qu’elles soyent des plus belles et des meilleures qu’il y aura dans les dites isles comme aussi que vous recherchiez, avec la mesme exactitude, s’il y a de belles coquilles, des plantes rares, des arbrisseaux verts, des fleurs extraordinaires, en un mot, tout ce qu’il peut y avoir de curieux et de singulier dans les dites isles, pour me l’envoyer par le retour de tous les vaisseaux françois[1]. »

En toutes choses, il en était ainsi. Dès qu’il s’agissait de la personne ou des plaisirs du Roi, tout détail avait de l’importance : écuries, vénerie, bouche, gobelet, comme on disait alors. Aussi fièrement que Condé, Turenne, Luxembourg ou Villars rédigeaient leurs bulletins de victoire, et avec plus d’emphase, La Quintinye, le premier directeur du potager, que Louis XIV avait voulu « dans une situation commode à ses promenades et à sa satisfaction, » parlant du succès qu’il avait obtenu pour la production des asperges de primeur, écrivait : « Il n’appartient guère qu’au Roi de goûter ce plaisir, et ce n’est pas un des moindres que son Versailles lui a produit par le soin que j’ai l’honneur d’en prendre. » Sous Louis XV, l’un des successeurs de La Quintinye, obtiendra, dans ce même potager, « des ananas très mûrs, d’une chair douce et extrêmement fondante, » voire même du café que les courtisans déclareront meilleur que celui de Moka ou de Bourbon ; mais ce jardinier-là, Le Normand, ne tiendra plus le solennel langage de son devancier ; il estimera avoir réalisé un tour de force horticole, il ne croira plus avoir réussi à nourrir les dieux d’ambroisie. Toute la différence est là entre la France de Louis XIV et la France de Louis XV, et plus encore de Louis XVI. Là aussi, il nous faut le répéter, est le vrai intérêt de la comparaison du Versailles des deux époques. A l’apogée allait succéder le déclin, à l’enthousiasme la désillusion, mais le souvenir du prince qui, selon le mot de Talleyrand, « dans les limites de Versailles, avait contribué à resserrer toutes les idées[2] » et que, dans le monde entier, on avait appelé « le Roy, » devait servir à dissimuler longtemps encore l’effacement du prestige de la monarchie. Le temple subsistait, alors que le dieu n’était plus.

  1. Lettre de Colbert, du 6 décembre 1872.
  2. Mémoires de Talleyrand, chap. I.