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nerveuse, gantée de noir, serra la mienne. À ce moment, les lampes pâlirent et des fanfares guerrières sortirent de l’abîme mystique, annonçant le commencement du troisième acte de la Walkyrie. La dame en noir regagna sa place ; je ne la revis plus. L’entrevue avait duré trois secondes à peine. Pourtant, je n’oublierai jamais l’impression de ce visage et de ce regard. C’étaient ceux d’une belle âme et d’un grand cœur, mais d’une âme depuis longtemps muette et d’un cœur fermé comme un tombeau. Dans la fête tumultueuse du Walhalla, il me semblait avoir vu +asser le génie tragique du silence éternel.

Mais si la vivante s’est tue, la morte a parlé. Wagner lui écrivait un jour : « D’avoir créé Tristan je te le dois en toute éternité. » Ce mot équivaut à une dédicace ; la correspondance le dépasse de beaucoup. Sans elle, cette femme d’une exquise noblesse risquait de rentrer pour nos yeux dans le limbe obscur des ombres indécises. Ce livre lui restitue sa figure et son rayon. Deux autres femmes ont joué un rôle essentiel dans la vie de Richard Wagner. Wilhelmine Schrœder-Devrient fut pour lui la chanteuse et l’actrice idéale, son modèle d’art par le geste et la voix ; Cosima Liszt, la fière compagne de ses derniers jours, se montra l’habile organisatrice de son théâtre et la réalisatrice prédestinée de cette grande œuvre. Entre ces deux femmes, un peu en arrière et à demi voilée, tout près du maître, Mathilde Wesendonk occupe une place plus discrète, mais à jamais glorieuse, celle de la mystérieuse inspiratrice. Car elle fut pour lui la Muse sacrée de l’Ame profonde.


EDOUART SCHURE.