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profonde et moins poétique, mais esprit supérieur et plus artiste, aimant la mise en scène dans la vie comme au théâtre, douée au plus haut point de cette chose indispensable pour qui veut réussir en ce monde : le sens politique. Audacieuse autant que l’autre était timide, se possédant et se surveillant toujours jusque dans l’extrême passion, subtile jusqu’à se rendre insaisissable, cachant son ambition sous un sourire enchanteur. Quand, six ans plus tard, elle devint Mme Wagner, quelqu’un dit : « Elle a préféré le dieu à son prophète. » Et de fait, elle était à la taille du dieu. Elle comprit que pour le conquérir il fallait tout risquer, adorer et se prosterner pour régner ensuite. De cette aventure elle pouvait sortir déclassée ou reine d’un nouveau genre, c’est-à-dire confidente unique, épouse souveraine d’un génie souverain, partageant sa toute-puissance dans son domaine, achevant son œuvre avec lui. Connaissant son Wagner à fond et par le menu, elle jouait à coup sûr : elle devint la reine qu’elle voulait être. On prétend qu’après son divorce et son mariage avec Richard Wagner, son premier mari, M. de Bulow, l’ayant rencontrée, lui dit : « Après tout, je vous pardonne ; » et qu’elle répondit : « Il ne s’agit pas de pardonner, mais de comprendre. » J’ignore si le mot est authentique, mais il la peint si bien qu’il pourrait l’être. A l’époque dont je parle, elle n’en était qu’au début de son siège, mais il devait marcher bon train. Bien vite elle avait su envelopper le maître de cette atmosphère féminine caressante dont il avait tant besoin et lui rendre mille services inappréciables par sa souplesse infinie et sa diplomatie savante. Pour le soulager dans son travail, elle se fit sa secrétaire et s’empara peu à peu de toute sa correspondance, servant même parfois d’intermédiaire entre lui et le roi Louis II. Doucement, graduellement, mais d’une manière irrésistible, elle prit ainsi possession de toute sa vie, absorbant le présent, l’avenir — et même le passé. — Ah ! que d’avantages sur l’humble dame de l’asile zurichois !

Quant au maestro, il se sentait complètement heureux pour la première fois de sa vie. Rien ne lui manquait plus. L’asile nouveau était trouvé avec l’accomplissement de l’œuvre, asile d’autant plus commode qu’il y serait le maître, à son foyer.

Soulevé par le flot grandissant de la faveur royale, au milieu de toutes ces choses énormes qu’on faisait pour lui et de ces dévouemens effrénés, — les seuls qui pussent le satisfaire, — il