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entrevue avec le royal adolescent qui avait dix-huit ans à peine. « Vous savez que le jeune roi de Bavière m’a fait chercher, je lui ai été présenté aujourd’hui. Il est malheureusement si beau, si intelligent, si ardent et si grand, que sa vie, je le crains, s’évanouira dans ce monde vulgaire comme un rêve fugitif et divin. Il m’aime avec l’ardeur et la ferveur du premier amour, il sait et connaît tout ce qui me concerne. Il veut que je reste à jamais près de lui, que je travaille, que je me repose et que je fasse exécuter mes œuvres ; il veut me donner tout ce dont j’ai besoin, il veut que je termine les Nibelungen et il les fera exécuter comme je le désire. Et tout cela, il l’entend sérieusement et littéralement, comme vous et moi, quand nous parlions ensemble. Tout souci pécuniaire doit m’être enlevé ; j’aurai ce dont j’ai besoin, à la seule condition que je reste auprès de lui. Que dites-vous de cela ? N’est-ce pas inouï ? Est-ce que cela peut être autre chose qu’un rêve ? Mon bonheur est si grand que j’en suis écrasé. » Ainsi naquit, entre le maître et son nouvel élève, une de ces amitiés merveilleuses que l’on compte comme des miracles dans les annales humaines. Le maître était un génie jusqu’à ce jour méconnu du monde, et l’élève un roi puissant et riche Grâce à lui, son protégé put accomplir cette chose magnifique : créer un théâtre au-dessus de la tyrannie des foules, de la mode et de l’industrie, pour une fin purement idéale.

Les grands bonheurs n’arrivent jamais seuls. Peu après le roi Louis II, une autre puissance était entrée dans la vie de Richard Wagner. En septembre 1864, son disciple Hans de Bulow, appelé par le maître, vint à Munich avec sa femme Cosima, la fille de Liszt et de la comtesse d’Agoult. Parlant de ce mariage récent à Mme Wille, Wagner l’appelle « un mariage tragique, » voulant dire par-là que dès lors la mésintelligence régnait dans ce ménage. Dans la même lettre, il appelle Mme de Bulow « une jeune femme douée d’une façon rare, inouïe, le merveilleux pendant de Liszt, mais supérieure à son père au point de vue intellectuel. » Ce jugement est exact, si l’on entend par supériorité non le génie (car Liszt en avait à sa manière), mais la faculté assimilatrice de l’intelligence, la compréhension des idées, la flexibilité aux circonstances, la pénétration des caractères et l’art d’autant plus sûr de manier les hommes qu’il n’est troublé par aucune chaleur excessive du cœur. Mme de Bulow avait de tout point une nature opposée à celle de Mme Wesendonk. Ame moins