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ta maison. M’as-tu reconnu ? et puis, quand j’ai lu dans tes traits les traces de si grandes souffrances, quand j’ai pressé contre mes lèvres ta main amaigrie, j’ai senti une secousse jusqu’au fond de mon être. Elle me révélait un beau devoir. La force merveilleuse de notre amour m’a aidé jusqu’à ce jour ; elle m’a conforté jusqu’à me rendre possible ce retour ; elle m’a appris à oublier le présent comme dans un rêve, à m’approcher de toi sans qu’il paraisse me toucher. Elle a éteint en moi toute colère et toute amertume, si bien que j’ai pu baiser le seuil qui m’a permis de marcher jusqu’à toi. Je me fie donc à cette force de notre amour. Elle m’enseignera à te reconnaître, même à travers le voile d’expiation que nous avons jeté sur nous, à me montrer à toi, lumineux et clair, à travers lui.


Il y a là une haute spiritualité, un amour aussi sincère dans le renoncement qu’il l’avait été dans l’ivresse de la possession, et de plus un ton humble qui choque presque chez Wagner, tant il paraît étranger à ses manifestations habituelles. Dans cette lettre perce, malgré tout, l’impression douloureuse que fit sur lui ce revoir. La secousse avait été brusque et violente. Il mesurait maintenant l’abîme qui séparait le passé du présent. Dans le monde divin du rêve, Tristan et Yseult s’étaient confondus pour toujours, mais, dans la réalité terrestre, leur situation était bien changée. Entre Elle et Lui, l’harmonie était encore possible à distance. Leur double sacrifice avait même donné à cette intimité quelque chose de plus intense et de plus subtil. Mais la présence réelle devenait intolérable. Comme on ne pouvait plus se revoir qu’à trois, la gêne et la contrainte pesaient lourdement sur les deux malheureux amis. Entre Tristan et Yseult se plaçait désormais le roi Mark. Et le roi avait beau être loyal, généreux, chevaleresque, il n’en était pas moins l’époux, le possesseur, le maître. Même absent, son ombre se fût dressée entre les mains jointes et les regards confondus comme un mur infranchissable. Ainsi l’inéluctable séparation se montrait plus absolue et plus cruelle dans la présence que dans l’absence. A la villa de Zurich, on avait accueilli le voyageur comme l’hôte bienvenu des anciens jours ; de beaux enfans lui tendaient les bras ; les roses grimpaient toujours aux murs de la maison ; les fauvettes jasaient sur les haies comme jadis ; — mais lui-même était devenu un étranger dans l’« Asile. »

Tout se paye en ce monde, Les plus hautes exaltations sont suivies des plus profonds abattemens. Ah ! qu’elle était loin déjà la neige immaculée de cette cime, la cime vierge du rêve, embrasée de toutes les flammes du grand amour comme d’un