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musicien solitaire de Venise et de la dame de l’Asile ? Avaient-ils vaincu tous les obstacles, brisé toutes les barrières, chassé toutes les ombres ? Étaient-ils réellement parvenus à cette région de l’Éternel, où l’on est à jamais inséparable et un ? En vérité, je n’oserais l’affirmer, je me hasarde à croire simplement, — et ceux qui, d’une manière quelconque, ont plongé dans ces régions ne me contrediront pas, — que certains événemens psychiques s’accomplissent en quelque sorte au-dessus du temps et des choses de ce monde. Ils ont lieu à une profondeur d’âme qui est hors de toute atteinte et produisent une lumière dont le rayon perce les ténèbres, en arrière comme en avant, à l’infini. Cette lumière peut se voiler ensuite, s’obscurcir et disparaître même complètement dans la mêlée trouble de la vie. Elle n’en est pas moins intangible et inextinguible. Elle continue de brûler et de luire, loin de nos regards, pour se rallumer à son heure. Je suis persuadé pour ma part que tel est le cas de l’amour extraordinaire dont j’ai montré la croissance et l’épanouissement, la fleur et le fruit. — Nous verrons tout à l’heure à quel effacement graduel, à quelle occultation le condamnèrent l’enchevêtrement complexe des destinées et la redoutable mission de ce maître. Indépendamment de cette question personnelle, la genèse de Tristan fut une des belles victoires de l’art sur la vie. On pourrait méditer longtemps sur ce fait que le plus passionné, le plus transcendant des drames d’amour est sorti d’un grand sacrifice et d’un grand renoncement.


III. — LA DESCENTE DU SOMMET

Au printemps de l’année 1859, Wagner quitta Venise et se fixa pour six mois à Lucerne. C’est là qu’il devait achever son œuvre en orchestrant le troisième acte de Tristan. Dans l’intervalle, il passa un jour à Zurich dans la famille Wesendonk. Malgré les appréhensions que devait lui causer cette entrevue, il n’avait pu résister au désir de revoir son amie après un an d’absence. Sa lettre du 4 avril rend compte de ce revoir pénible.


Donc nous nous sommes revus !… Était-ce en rêve ou en réalité ? Il me semble que je ne t’ai pas vue distinctement. Des nuages épais nous séparaient, à travers lesquels nous entendions à peine le son de nos voix. Et il me semble que tu ne m’as pas vu ; qu’un fantôme est entré à ma place dans