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et je regardais dans le courant noir du Grand-Canal ; la tempête faisait rage. Mon saut, ma chute n’auraient pas été entendus. Un bond me délivrait de mes tourmens. Déjà mon poing fermé s’appuyait sur la balustrade, mais le pouvais-je en pensant à toi ?

Le jour de la Toussaint s’est levé ! Repos à toutes les âmes !… Maintenant le dernier aiguillon est sorti de mon cœur, maintenant je peux tout. N’attribue pas mon salut à ma musique ! Je l’ai clairement ressenti, elle n’est pas ma consolation, mon dédommagement ; elle n’est que l’accompagnatrice de ma profonde harmonie avec toi, la nourricière de mon désir, qui est de mourir dans les bras. Ton profond, ton inébranlable amour m’a fui plus clairement après la tempête. Avec toi je peux tout, — sans toi rien, rien ! Cette nuit, quand j’ai retiré la main du balcon, ce n’est pas mon art qui m’a retenu ! Dans ce moment terrible, j’ai vu l’axe autour duquel ma résolution s’est tournée de la mort à la vie. Cet axe c’est toi ! — toi ! Ne sois pas fâchée, mon enfant ! « Les larmes coulent, la terre me reprend. » — Jour de toutes les âmes ! Jour de résurrection !


En comparant cette lettre aux premières de Venise, on mesure le chemin parcouru et la hauteur de l’ascension. Alors son orgueil et son désir souffraient de ne pas posséder l’être aimé, maintenant il souffre de ne le pouvoir consoler. Dans son besoin de ne pas rester au-dessous de la femme adorée, l’artiste au désir gigantesque s’est élancé du plan passionnel au plan spirituel sans rien perdre de sa force créatrice. Cela ressemble à un bond de Titan. Pour un jour, le démon était devenu dieu.

Dès lors, la victoire est gagnée. Elle s’annonce, comme la fanfare d’un autre monde, par ces mots : « Maintenant je retourne à Tristan. A travers lui je te parlerai par l’art profond du silence sonore. » Et fougueusement il se met au travail. Le ton alerte est rentré dans les lettres. Il s’exhorte, il s’encourage lui-même : « Debout ! debout ! Les muscles tendus ! Il faut que cela marche ! » Et puis la fière parole : « Il n’est plus d’autre plaisir pour moi que de m’élancer à mon plus haut sommet. » Il travaille lentement, intensément. « Je compose comme si, toute ma vie, je ne voulais plus travailler à autre chose. La plus petite phrase a pour moi la signification de tout un acte. » Il vit en solitaire, ne voit personne, sauf ses serviteurs et les gondoliers de son traghetto. Le soir il se promène, lit ou médite. Entre temps il rêve à Parsifal et fait le plan d’un drame bouddhique qu’il n’exécuta jamais : Les Vainqueurs. La gamme de son être vibrant embrassait alors tout le clavier humain. Car elle allait des profondeurs de la passion aux cimes les plus altières du renoncement. Il avait réellement gravi un de ces sommets de