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du musicien s’accorde et se remet à vibrer comme une lyre. À cette époque, dans le ciel des lagunes, au rose ardent des soirs d’été succèdent l’orange somptueux et les clartés opalines des crépuscules d’automne. Ainsi dans l’âme du poète, l’impétueux désir de la passion brûlante avait fait place à la lumière mystérieuse et profonde du grand amour renonciateur. — Mais il y eut encore un moment terrible, une dernière convulsion de ce cœur tumultueux, vraiment blessé par le dieu qui, lorsqu’il ne tue pas, donne ses ailes à ses victimes et en fait ses élus. Mme Wesendonk perdit à ce moment son fils Guido, âgé de trois ans. À cette nouvelle, Wagner ressent une vive souffrance et, pour un instant, s’oublie lui-même, ce qui lui arrive rarement. Mais ici, la sympathie jaillit débordante, irrésistible, et s’épanche comme un torrent.


24 octobre. — Combien je dépends de toi, bien-aimée ! voilà ce que j’ai bien intimement éprouvé en ce temps. Ma belle, ma tranquille humeur, je ne l’avais gagnée que par toi : je te savais si haute, si transfigurée, qu’il fallait l’être avec toi. Et voici venir ton deuil, tout le sérieux, toute la mélancolie de la souffrance. Te savoir frappée par la mort de ton enfant ! Comme tout est changé d’un moment à l’autre ! L’orgueil et le calme s’évanouissent en un frémissement douloureux. Chagrin profond, pleurs et tristesses. Le monde édifié chancelle, le regard ne le voit plus qu’à travers les larmes. Voici la puissance du dehors qui frappe à la porte de notre cœur pour voir si tout y est solide. C’était un temps bien sérieux. Me sauras-tu gré qu’en ces jours je n’ai pensé que bien péniblement à mon travail ? Je puis souffrir, être triste avec toi. Pourrais-je faire quelque chose de plus beau quand tu es triste et quand tu souffres ?


Sur ces entrefaites, elle lui envoie le journal de ses pensées depuis leur séparation. Alors son trouble augmente, son cœur se serre ; il est sur le point de partir pour la rejoindre, mais il se retient. Les phrases de ces billets ne sont plus que des interjections, des cris de douleur. On y lit ces mots : « Je deviens fou ! — il faut que je m’interrompe ! Non pour chercher le repos, mais pour me livrer à la volupté des larmes jusqu’à m’y noyer. » Enfin vient la lettre, où la pensée du suicide passe comme un éclair sinistre dans la nuit, aussitôt suivi par l’aube d’un apaisement définitif.


1er novembre. — Aujourd’hui, c’est la Toussaint ! Je me suis réveillé d’un court, d’un profond sommeil, après de longues, de terribles souffrances, telles que je n’en ai pas encore éprouvé. J’étais debout près du balcon