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comme jadis ; mais les mélodies sont certainement d’origine immémoriale, aussi vieilles que Venise et certainement plus anciennes que les strophes du Tasse qu’on leur a adaptées plus tard. Ainsi le sentiment éternel s’est conservé dans la mélodie et les strophes s’y engloutirent comme un phénomène passager. Ces mélodies, d’une mélancolie profonde, chantées d’une voix puissante, que l’onde apporte du lointain et qui vont mourir dans un lointain plus inaccessible encore, m’ont ému jusqu’au sublime.


Ainsi l’âme de l’antique Venise, muette le jour, vient parler la nuit, par le chant des gondoliers, à ce musicien replié sur lui-même, concentré sur son monde intérieur. Cette voix anonyme du peuple des lagunes, immémorial soupir d’une âme collective épandu sur la mer endormie, lui en dit plus long que toute l’histoire et tous les arts de Venise. Cela seul l’intéresse ; il ne veut rien savoir du reste. N’est-ce pas là un trait frappant de son génie, qui ne s’inquiète pas des formes extérieures des choses, pénètre à leur centre par intuition et s’enveloppe dans la nuit de son rêve pour composer ses visions ? Mais, à cette heure, sa source créatrice était tarie. Un amour profond et tenace venait de fouiller, de tordre et de meurtrir, jusque dans ses fibres les plus secrètes, ce Lucifer de la musique. Exilé de son royaume longuement et savamment conquis, détrôné de son ciel, il se trouvait dans une redoutable alternative : être vaincu par sa passion, ou vaincre sa passion par son art en achevant son œuvre. Or la tâche n’était point facile. Il était privé maintenant de l’atmosphère caressante de la femme aimée, de son souffle fécondant, de la délicieuse excitation d’une sympathie quotidienne. D’autant plus pénible lui paraissait cette solitude qu’à ce moment, l’amie se taisait. Après les scènes et les émotions violentes qui avaient bouleversé son cœur, Mme Wesendonk, soit pour se défendre contre elle-même, soit pour calmer les tumultes envahisseurs de l’absent, ne correspondait avec lui que par l’intermédiaire d’une amie commune. Pour lui donner de ses nouvelles, elle écrivait à Mme Eliza Wille, la fidèle Brangaine. Celle-ci lui transmettait les lettres de Wagner auxquelles Mme Wesendonk ne répondit que rarement pendant les premiers mois. Il s’irritait de cette barrière. Il se résigna pourtant parce qu’il voulait conserver cette affection à tout prix. Lié à cette âme par les parties les plus hautes de son être, comme à son bon génie, il avait un besoin absolu de sa sympathie pour l’achèvement de Tristan. Un désir instinctif de demeurer en communion occulte avec elle le pressait. Nous le voyons faire