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solitude : là, je suis chez moi, dans la solitude où je puis t’aimer à chaque respiration !

Bien sûr, nous oublierons tout, et toutes les souffrances seront effacées, et il ne nous restera qu’un sentiment triomphal, la conscience qu’un miracle s’est accompli comme la nature n’en opère qu’une fois pour des siècles, et qui jamais peut-être ne lui a réussi si noblement. Laisse toute douleur. Nous sommes les plus heureux des êtres ! Avec qui changerions-nous ?


II. — L’ANNÉE DE VENISE. — CALVAIRE D’AMANT ET TRIOMPHE D’ARTISTE

Après une courte halte à Genève et à l’Isola Bella du Lac Majeur, Wagner s’en vint à Venise. Tout de suite, il s’y trouve à merveille et comme chez lui. La Piazzetta le ravit et la place Saint-Marc l’enchante. La reine de l’Adriatique lui sourit parce qu’elle transporte du coup son esprit dans un monde de beauté et de grandeur, loin de toutes les trivialités modernes. Il se loge royalement au premier étage d’un palais, au coude que fait le Grand-Canal, à mi-chemin de la Piazzetta et du Rialto. Grands espaces, sonores et vides. Le salon princier de la vaste demeure inhabitée sera son cabinet de travail. Là, il pourra tisser en paix ses harmonies dans le silence magique du Grand-Canal, interrompu seulement par le clapotis des vaguelettes sur les escaliers de marbre et le battement rythmique des rames. Mais il ne peut encore ni travailler, ni lire, ni penser avec suite ; tout s’est arrêté en lui, sous le choc du destin, comme les rouages d’une pendule jetée par terre. Le jour, il erre sans but dans la ville, inquiet, fiévreux, désemparé. Le soir, revenant à son palais désert, il trouve sa lampe allumée dans l’immense salon vide. Du balcon, on ne voit que la façade des grands palais silencieux sur l’eau miroitante et noire. Il ne sent plus que la solitude, la tristesse, l’accablement. Pendant une de ces insomnies, il eut une impression si étrange, si incisive qu’elle se grava dans sa mémoire d’un trait ineffaçable[1].


Cette nuit je n’avais pas sommeil et j’ai veillé longtemps. Mon doux enfant ne me dit pas comment il va ? — Merveilleux le Grand-Canal la nuit. Étoiles claires, dernier quartier de la lune. Une gondole glisse et passe. Au loin des gondoliers s’appellent en chantant. Ceci est extraordinairement beau et saisissant. Les stances du Tasse n’accompagnent plus ce chant

  1. Il l’a relatée dans son étude sur Beethoven, et M. Maurice Barrès a cité ce passage dans son beau livre sur la Mort de Venise. Je traduis ici le récit du même fait qui se trouve dans le Journal de Venise écrit pour Mme Wesendonk.