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dans son âme délicate et sensible une crainte et une défiance qui ne se dissipèrent que peu à peu. Pour Wagner, c’était l’effondrement d’un bonheur unique et la perte de l’« Asile » auquel il tenait par-dessus tout. Relancé de son Éden dans tous les hasards de l’existence, il lui fallait reprendre sa vie errante et continuer, dans la froide solitude, l’œuvre commencée à deux, au soleil de l’amour. Ces derniers jours de Zurich lui furent d’autant plus pénibles et plus humilians que tout rapport avait cessé entre les deux familles. Des fenêtres de l’Asile on apercevait la splendide villa, lieu de tant de fêtes joyeuses, de tant d’heures sereines qui ne reviendraient plus, et où maintenant l’amie languissait brisée d’émotion et de chagrin. Et, quoique exilé volontaire, il devait partir comme un coupable… partir sans lui dire adieu ! Une lettre de Genève, du 21 août 1858, raconte d’une manière dramatique la dernière nuit passée dans l’« Asile » et ce départ tragique. On y sent tout Wagner, avec sa sensibilité frémissante et cet orgueil et cette volonté qui n’abdiquent jamais.


La dernière nuit que j’ai passée dans l’Asile, je me suis couché à onze heures du soir ; je devais partir le matin à cinq heures… Un merveilleux murmure me fit sortir de mes rêves angoissans : en me réveillant, je sentis nettement un baiser sur mon front : — un soupir strident suivit. L’impression était si vive, que je me dressai et regardai autour de moi. Tout était silencieux. Je fis de la lumière ; il était un peu moins d’une heure. Un esprit veillait-il auprès de moi dans cette heure d’angoisse ? Veillais-tu ou dormais-tu à ce moment ? — Comment te sentais-tu ? — Impossible de refermer l’œil. Je m’agitai longtemps dans le lit. Enfin je me levai, je m’habillai, je fermai la dernière malle, et tantôt me promenant en long et en large, tantôt étendu sur la couche, j’attendis le jour. Il vint plus tard que dans mes insomnies du dernier été. Le soleil grimpa, rouge de honte, de derrière les montagnes. — Encore une fois je regardai ta maison. — O ciel ! Aucune larme ne me vint, mais il me semblait que tous les cheveux pâlissaient à mes tempes ! — Je t’avais dit adieu. Maintenant mon cœur était devenu froid et résolu. — Je descendis. Ma femme m’attendait. Elle m’offrit le thé. C’était une heure terrible et lamentable. — Elle m’accompagna. Nous descendîmes au jardin. La matinée était rayonnante. Je ne tournai pas la tête. Au dernier adieu, ma femme éclata en plaintes et en larmes. Pour la première fois, mes yeux restèrent secs. Une fois encore, je la priai de se montrer douce et noble et de se consoler chrétiennement. Son ancienne violence vindicative jeta de nouveau sa flamme. — On ne peut la sauver ! dus-je me dire. Pourtant je ne saurais me venger sur la malheureuse. Elle-même doit accomplir son arrêt. — Ainsi j’étais terriblement sérieux, amer et triste. Mais — pleurer m’était impossible. — Je partis ainsi. Et voici ! je ne le nie pas : je me sentis à l’aise, je respirai librement. — J’entrais dans la