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plaignez-vous ? — Silencieusement vous inclinez vos branches, — vous tracez dans l’air des signes immobiles, — et, témoins de vos souffrances, — de doux parfums montant de vos calices. — Dans la langueur de vos désirs — vos rameaux s’ouvrent comme des bras, — mais l’illusion vous tient captives, — vous n’enlacez que l’ombre et l’effroi.

Ah ! pauvres plantes, je le sais, — nous partageons le même sort. — Malgré la lumière éclatante — notre patrie n’est pas ici ! — Le soleil quitte sans regret — la splendeur d’un jour désolé ; — celui qui souffre vraiment — s’enveloppe d’ombre et de silence. — Tout se fait ; un frisson léger court dans la maison de verre : — Au bord des feuilles vertes, — je vois trembler de lourdes gouttes.


Une ivresse étrange et capiteuse dut saisir le compositeur devant ces délicieuses fleurs lyriques, écloses aux plus secrets replis du cœur de l’Aimée. Ivresse d’amant, ivresse d’artiste. Ah ! mettre ces vers en musique, traduire dans la langue des sons les soupirs de la femme adorée, quelle volupté exquise, quelle fusion merveilleuse de leurs âmes ! Des profondeurs inconnues s’ouvraient ; l’arcane de Tristan, — encore insoupçonné, — était trouvé. Et ce fut une extraordinaire floraison mélodique. D’inspiration Wagner mit en musique « pour une voix de femme » les cinq poésies que lui avait envoyées Mme Wesendonk[1]. On y trouve l’essence des mélodies et des harmonies ultimes de l’œuvre. La mélodie des Rêves, d’une langueur si mystérieuse et d’une si vaste expansion, a servi de thème au duo du second acte : « O nuit immense, ô nuit d’amour, descends et verse l’oubli suprême. » Les accords tristes qui accompagnent le chant pour les vers cités plus haut : Dans la serre, ont été reproduits exactement dans le prélude du troisième acte, d’une si indicible désolation. Ces poésies d’un charme intense furent ainsi les germes de cette musique grandiose. Le génie de Wagner et le soleil de l’amour changèrent ces roses et ces orchidées en la flore tropicale de palmes gigantesques et de lianes entrelacées.

Quand Mathilde Wesendonk reçut ces mélodies, elle écrivit sous l’une d’elles les paroles d’Yseult : « Elu pour moi, perdu pour moi ! » Tous deux étaient à bout de forces. Ils touchaient à ce point où scrupules, craintes, devoirs, toutes les résolutions et toutes les barrières s’évanouissent tout à coup devant le

  1. Wagner les a publiées plus tard, sans le nom du poète, sous ce titre : Fünf Gedichte für eine Frauenstimme, in Musik gesetzt von Richard Wagner (Schott, Mayence).