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La masse d’eau, impénétrable et lisse, se précipite et gronde sourdement. On ne devine sa profondeur et sa violence qu’aux endroits où elle s’accumule et rebrousse en vagues bouillonnantes. Successivement les deux premiers actes furent envoyés par le poète à sa Muse, qui devenait de plus en plus « la dame du silence. » Rien n’était changé apparemment à leur vie ; mais, de jour en jour, la Muse devenait plus grave et le poète plus sombre. On continuait à se voir en famille, mais, dans les apartés mêmes, on se gardait de parler du poème en gestation. Lorsqu’il fut terminé, l’auteur l’apporta à son amie qu’il trouva seule. Laissons la parole à Wagner pour évoquer cette scène. Elle marque un moment essentiel dans l’histoire de cet amour étrange. Ce fragment, daté du 18 septembre 1858, fait partie du Journal de Venise, écrit un an plus tard, après la séparation qui suivit la crise fatale :


Aujourd’hui il y a un an, j’achevais le poème de Tristan, et je t’apportais le dernier acte. Tu m’accompagnas jusqu’à la chaise près du sopha, tu m’embrassas et tu me dis : « Maintenant je n’ai plus de désirs ! » — À ce jour, à cette heure, je naquis à nouveau. Tout ce qui précéda peut s’appeler Avant la vie, et Après la vie tout ce qui suivit. Je n’ai jamais vécu que dans cet instant merveilleux. Tu sais comment je l’ai goûté ? Ce ne fut pas un orage, une tempête, une ivresse. Je restai solennel, profondément ému, pénétré d’une douce chaleur, libre, le regard plongé dans l’Éternel. — Déjà je m’étais séparé douloureusement, mais toujours plus nettement du monde. Tout en moi était devenu négation, défense. Ma création artistique même était douloureuse, car elle venait du désir de trouver une réponse affirmative à ce renoncement, une réponse qui pût s’unir à lui. Ce moment me l’a donné avec une certitude si absolue qu’il se produisit en moi un silence, un arrêt. Une femme aimée, jusqu’à ce jour hésitante et timide, se jetait courageusement dans une mer de souffrances et de maux, pour me procurer cet instant et me dire : Je t’aime ! — Ainsi tu te consacras à la mort pour me donner la vie ; ainsi j’ai reçu ta vie, pour dire adieu au monde, pour souffrir, pour mourir avec toi. — Disparue la malédiction du vain désir… J’avais perdu toute amertume ; j’ai pu errer, souffrir, être tourmenté, mais jamais plus je n’ai perdu la conscience lumineuse que ton amour était mon bien suprême et que sans lui mon existence serait une contradiction.


Dans cette lettre passe comme une onde la sensation foudroyante du philtre bu par Tristan et Yseult ; mais elle ne nous dit rien des suites de l’incident. On les devine par une autre lettre de Wagner à sa sœur Claire datant de la même époque.