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— tout au plus à ma mort ! Alors je m’y blottirai doucement comme si c’était mon droit. Vous-même l’étendrez sous ma tête. — Voilà mon testament. — R. W.


Impossible que tous deux ne vissent pas le danger… et ils le voyaient : — la femme si tendrement unie à sa famille, l’artiste lié à son bienfaiteur par les devoirs sacrés de la reconnaissance. Wagner était en général peu conscient des intérêts et des droits des autres, dans le sentiment absolu qu’il avait de la souveraineté de son génie. Mais il faut lui rendre cette justice qu’il sentait profondément ses devoirs d’amitié envers Otto Wesendonk. Pris entre ce devoir impérieux et son amour grandissant, il eut recours à la poésie comme à l’unique moyen de salut. Par une transposition brusque, la poésie devait donner une issue à cette passion comprimée et le torrent impétueux se canaliser dans l’art. Il venait de relire le poème de Gottfrit de Strasbourg sur Tristan et Yseult, imité des poèmes français du moyen âge sur le même sujet. L’histoire du féal Tristan ramenant à son oncle, le roi Mark, la reine d’Irlande et buvant avec elle, pendant la traversée, le philtre d’amour qui les lie indissolublement, offrait une certaine analogie avec la situation de l’artiste entre son protecteur et son amie. Sous l’impression de cette lecture et sous l’afflux de ses propres sentimens, il avait vu s’ébaucher un drame poignant et tragique dans le cadre pittoresque de la vieille légende celtique. Se trouvant seul un jour avec Mme Wesendonk, il lui annonça qu’il était en train d’écrire le texte d’un drame musical sur Tristan et Yseult. Ce drame lui serait mystérieusement dédié et il exprimerait tout ce qui entre eux devait rester à jamais muet. Ce serait, sous la forme et dans la transfiguration de l’art, l’accomplissement de leur double vie, de cette union intime, accrue par quatre années de pensées et de labeur communs. On imagine que Mathilde Wesendonk accueillit cette confidence avec une émotion profonde qu’elle dissimula sous un grave remerciement. Le poème fut écrit en un mois (août et septembre 1857). Tel qu’il est, — même sans la musique, — avec son lyrisme passionnel, qui jaillit des abîmes de la vie intérieure et se heurte aux obstacles du monde, il donne l’impression d’un assaut furieux et perpétuel de l’âme contre la matière pour se fondre à une autre âme et fait penser à ces torrens de la Suisse qui coulent dans une étroite fissure, entre des montagnes à pic.