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Aimée et admirée de son mari, mère heureuse, elle vénérait les sommets de l’art et de la vie et le génie dont la volonté et la puissance se manifestaient à elle pour la première fois dans toute son étendue. » Au chalet Wagner, dans l’« Asile » se réunissaient les intimes et venaient demeurer parfois des amis d’Allemagne ou de l’étranger. À ce moment, le maître travaillait avec une ardeur inaccoutumée à la composition de Siegfried. Il écrivait à Liszt : « Ma table de travail est près de la grande fenêtre avec le coup d’œil superbe sur le lac et les Alpes. Un calme absolu m’entoure… Je ne quitterai mon asile que lorsque l’aventure de Siegfried et de Brunnhilde sera complètement mise au clair. »

Wagner se trompait. Il devait s’interrompre dans son travail et n’achever qu’après quatorze ans la grande scène du réveil de Brunnhilde par Siegfried. Un autre drame, surgi de sa vie intime et des profondeurs les plus cachées de son être, devait s’emparer de lui, le maîtriser et l’entraîner dans son tourbillon. À ce moment précis, en effet, apparaît dans le ciel bleu de cet amour idéal le point noir de la passion, qui devait envahir son azur. Le ton des lettres est devenu plus intime, et la température a haussé. L’hirondelle s’est trop attachée à son nid, et voici que l’élève d’autrefois est devenue « la Muse. »


Et ma chère Muse se tient-elle toujours loin de moi ? J’attendais en silence sa visite, je ne voulais pas l’inquiéter de ma prière. Car la Muse comme l’amour ne donne le bonheur que lorsqu’elle le veut. Malheur à l’insensé, malheur à l’homme sans amour, qui veut lui arracher de force ce qu’elle ne donne que librement ! On n’obtient rien d’eux par violence. N’est-ce pas ? n’est-ce pas ? — Et ma chère Muse se tient loin de moi !


Comment résister à de tels billets ? Il ne peut plus se passer d’elle dans son travail. Il faut qu’elle vienne couver ses mélodies, et elle s’y absorbe presque entièrement. Dès lors, l’amour inexprimé flotte entre eux comme une essence subtile, forme leur atmosphère et se condense dans leurs regards, lorsqu’ils se rencontrent, en fluide magnétique. Dans le billet suivant on sent déjà quelque chose de la langueur mortelle du prélude de Tristan. C’est un remerciement pour l’envoi d’un coussin brodé par elle :


Ah ! le beau coussin ! Mais trop tendre ! Si lasse et si lourde que soit souvent ma tête, je n’oserai jamais l’y poser, pas même quand je serai malade,