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Beethoven, il me jouait avant et après la répétition les différentes parties de l’œuvre jusqu’à ce que je m’y sentisse chez moi.

« Il était heureux quand j’étais capable de le suivre et que mon enthousiasme s’allumait au sien… En l’année 1854, il m’introduisit dans la philosophie de Schopenhauer. En général, il m’a rendait attentive à toute production remarquable, littéraire ou scientifique. Il me lisait le livre ou en discutait les idées avec moi. Ce qu’il composait le matin, il avait l’habitude de me le jouer le soir entre cinq et six, à l’heure du crépuscule. Il apportait la vie là où il se trouvait. Quand on le voyait quelquefois entrer dans la chambre visiblement fatigué et abattu, il était beau de voir comme, après un court moment de repos, les nuages amassés sur son front se dissipaient et le rayon qui glissait sur ses traits lorsqu’il se mettait au piano… A lui seul je dois le meilleur de ce que je suis. Les années passées à Zurich furent pour Wagner un temps de recueillement, de travail et de cristallisation intérieure qu’on ne saurait enlever de sa biographie sans déchirer violemment le fil de son développement. Il partit transformé. »

Mme Wesendonk justifiait d’ailleurs pleinement la confiance que lui témoignait son mari. Elle se laissait aller sans crainte et sans arrière-pensée à sa vive admiration. Le Mécène libéral était fier de son protégé, qui apportait toujours avec lui un tourbillon d’idées nouvelles et faisait de son intérieur une lanterne magique, où défilaient en scènes étranges et colorées de futurs chefs-d’œuvre encore inconnus du public. Il assistait en tiers à cette noble intimité, où le maître s’exaltait en instruisant l’intelligente élève. À ces lectures, à ces séances de musique, à ces longues conversations venaient se joindre parfois les amis intimes de Wagner, l’architecte Semper, le germaniste Ettmüller, les poètes Herwegh et Gottfried Keller. Pendant les longues soirées d’hiver, on lisait Schopenhauer, les légendes hindoues et les drames de Calderon. Entre les Wesendonk et Wagner, tout, jusqu’à ce jour, était donc demeuré calme, pur, idéal. Lui-même a caractérisé ainsi cette période de leur amitié dans une lettre postérieure : « Ce qu’il y avait d’exceptionnel dans nos rapports, dit-il, c’est que nos actions et nos pensées ne nous apparaissaient involontairement que dans leur essence idéale et toujours dans une forme épurée. Dès que nous étions ensemble, nous nous sentions en quelque sorte émancipés de la vie proprement dite. »