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par conséquent fonctionnaire du roi de Saxe, il avait pris une part active à l’insurrection de Mai. Après l’entrée des troupes prussiennes, la défaite des républicains insurgés et la réinstallation du gouvernement saxon, un mandat d’arrêt avait été lancé contre le maître de chapelle en rupture de ban. Le compositeur, déjà illustre, mais très contesté, n’avait alors que trente-six ans. Une série de coups de tête avait marqué déjà les étapes de sa vie. Cet acte révolutionnaire ne fut à vrai dire que son dernier soubresaut pour conquérir la liberté définitive et absolue dont il avait besoin pour l’accomplissement de son œuvre.

Zurich était le rendez-vous de tous les exilés de la révolution, de 1849. Wagner fut reçu à bras ouverts dans la capitale intellectuelle de la Suisse allemande, y donna des concerts, y fit des, conférences. Dès octobre 1849, la ville lui décernait le titre de citoyen de Zurich. Il s’y établit alors définitivement avec sa femme, une actrice de Riga qu’il avait épousée dix ans auparavant. Mme Minna Wagner était une compagne dévouée, mais d’intelligence moyenne, peu faite pour comprendre une nature titanesque, un génie transcendant comme celui de son mari. Néanmoins ils avaient fait bon ménage jusqu’à ce jour dans leur vie errante et aventureuse, à Londres, à Paris, à Dresde. L’économe et active Minna avait sagement veillé aux soins de l’intérieur pendant que tant d’orages avaient ballotté la barque fragile de leur fortune ; mais elle ne comprenait pas que son mari eût pu lancer par-dessus bord son bâton de Kapellmeister pour se plonger dans les flots de la révolution, ni qu’il passât son temps à ruminer de chimériques réformes au lieu d’écrire des, opéras lucratifs. Souvent elle le tourmentait par son caractère tracassier et querelleur. Wagner avait un foyer matériel, il manquait d’un foyer intellectuel, d’un refuge selon son cœur. Il le découvrit en faisant, en 1851, la connaissance de la famille Wesendonk.

Otto Wesendonk était le représentant européen d’une grande maison de soieries de New-York. Homme robuste et d’aspect militaire, tempérament grave, renfermé, nature droite, généreuse, essentiellement chevaleresque, il aimait à s’entourer d’écrivains et d’artistes. Sa grande fortune lui permettait de les recevoir somptueusement, et de les secourir de façon princière lorsqu’il les prenait en amitié et qu’ils étaient traqués par leurs créanciers, ce qui arrivait fort souvent. Sa jeune femme, alors