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tentation se fait plus impérieuse, en lui, de profiter de sa ressemblance avec John Loder pour échapper à une contrainte décidément au-dessus de ses forces. Enfin il cède à la tentation. Il se rend chez Loder, s’ouvre à lui de ses angoisses, et lui demande, moyennant une grosse somme, de le remplacer pendant quelques jours : de le remplacer en toute façon, dans sa maison, à la Chambre, dans le monde, tandis que lui-même, Chilcote, enfermé dans le galetas de son remplaçant, pourra s’adonner aux délices de sa chère morphine.

Vêtu de l’élégant costume de Chilcote, Loder, non sans un peu d’alarme, fait son entrée dans la maison du député. Ni la femme de chambre, ni le secrétaire, ne s’aperçoivent de la substitution ; et pas davantage ne s’en aperçoit la jeune femme de Chilcote, lorsque, rentrant chez elle après avoir dîné chez le leader du parti conservateur, elle vient dire à son mari que, malgré tout, le parti continue à compter sur lui. Tout au plus éprouve-t-elle une agréable surprise lorsque le faux Chilcote, au lieu de la congédier, la remercie de l’intérêt qu’elle veut bien lui garder, et lui promet de penser à ce qu’elle vient de lui dire. Le lendemain, Loder s’acquitte le plus heureusement du monde de toutes les obligations de son nouveau rôle : il reçoit les visites des électeurs, travaille avec le secrétaire au règlement des affaires courantes, va déjeuner avec le leader et d’autres députés du parti, s’entretient longuement avec la délicieuse Eve Chilcote, qu’il s’est mis à aimer dès le premier regard, et qui, elle-même, émerveillée du changement imprévu qu’elle découvre chez son mari, est déjà toute prête à lui rendre son ancien amour. Et des journées se passent ainsi, actives et heureuses, jusqu’à ce que, un soir, pendant une causerie avec Eve, à la minute même où celle-ci le supplie tendrement de persévérer dans sa conversion, Loder reçoit un télégramme de Chilcote, qui lui annonce qu’il est prêt à rentrer chez lui.

Il reprend donc son collier de misère, — ayant apparemment oublié la grosse somme d’argent qu’il a reçue, pour prix de sa « suppléance ; » — et Chilcote, de son côté, rentre en possession de son ancienne vie. Mais tous deux, maintenant, ayant goûté au bonheur qu’ils rêvaient, n’ont plus de pensée que pour le ressaisir. Et bientôt la substitution recommence ; et le remplaçant a fort à faire, cette fois, pour vaincre la mauvaise humeur d’Eve Chilcote, toute découragée d’avoir vu son mari retomber, d’un seul coup, dans la dégradation d’où elle se flattait de l’avoir tiré. Par bonheur, la déloyauté du gouvernement russe — il n’y a plus guère, aujourd’hui, un seul roman anglais qui n’use et n’abuse de ce postulat, — ne tarde pas à pourvoir