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s’abuse soi-même. Chacun des deux amoureux a été séduit par ce qu’il devine chez l’autre de nouveau pour lui, d’inconnu et de mystérieux : il n’a pas aperçu les différences profondes, irrémédiables, qui les séparent, différences de nature, d’éducation, de milieu, que rien ne comblera. Ce sujet de comédie en vaut un autre. Nous nous préparons volontiers à suivre cette progression de sentimens, nous faisons déjà crédit à l’auteur qui entreprend d’en démêler pour nous les subtilités ; nous nous promettons de ce marivaudage entre amoureux sur le retour une sorte de plaisir sérieux. Mais nous en serons pour nos frais d’imagination psychologique. M. Donnay négligera de nous informer du travail intérieur qui se fait chez ses personnages. Il est entendu qu’entre le physiologiste Soindres et Mme de Gerberoy, il se passe quelque chose ; il y a un petit roman qui finira par un mariage. Mais on nous laisse libres de nous le représenter à notre guise ; et toute la pièce est remplie d’épisodes qui n’ont avec ce roman presque pas de rapport.

Le premier acte est consacré en grande partie à nous initier aux expériences de psycho-physiologie qui ont fait la célébrité de Soindres. On introduit dans le laboratoire deux petites ouvrières. Il paraît que ces pauvres petites avaient voulu se périr. Soindres les a repêchées dans la Seine. Il a trouvé en elles d’excellens « sujets. » Elles viennent, on les fait écrire sous la dictée ; cela permet à Soindres et à ses aides d’établir des comparaisons, des progressions, des courbes, des graphiques. Nous ne comprenons rien aux expériences de Soindres et nous avons quelque idée que nous n’y perdons guère. Ce savant nous a tout l’air d’un maniaque. Cependant une femme très riche, très élégante, veuve et qui a été malheureuse en ménage, Mme de Gerberoy, a demandé à visiter le laboratoire. Le frère de cette dame, un certain M. du Bois du Gant est justement l’ami du physiologiste : il lui amène la belle visiteuse. Elle inspecte les instrumens, regarde au mur des photographies de philosophes et des photographies d’assassins et, comme les petites ouvrières, brouille un peu les uns avec les autres. Soindres s’amuse à la mystifier. Ce n’est pas de très bon goût ; mais on fait ce qu’on peut ; et Soindres n’est distingué que dans le domaine de la psycho-physiologie. Nul doute qu’en descendant l’escalier, Mme de Gerberoy ne songe à part elle : « Voilà un homme qui est peut-être très savant ; en tout cas, il est joliment mal élevé. »

Au second acte, nous apprenons que Soindres est devenu l’hôte assidu de la maison de Mme de Gerberoy. Cela n’a pas dû se faire du jour au lendemain ; nous aurions aimé à voir le sauvage se prenant