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détresse morale et une humiliation dont elle a conscience. Cette femme a fait beaucoup de mal ; pourtant on n’éprouve contre elle ni colère ni indignation ; ce n’est pas une méchante femme. Elle ne l’est pas, elle ne peut pas l’être ; car, dans la comédie larmoyante il n’y a pas de méchans. C’est une bergerie, un peu sombre, un peu triste, mais une bergerie sans loups. La conception de ce genre de théâtre procède d’une vue optimiste de la nature humaine. Elle est contemporaine du règne de la sensiblerie, et cela ne date pas d’hier. Les deux choses se tiennent. Il est bien certain en effet que si les hommes sont bons, tous bons, irrémédiablement bons, il faut les plaindre et verser sur leurs erreurs des larmes abondantes : il n’y a pas moyen de se fâcher.

Une autre raison fait que nous oublions de récriminer contre cette femme coupable ; et nous touchons ici à ce qu’il y a de plus curieux dans cette pièce et qui lui prête une portée morale. Notez-le en effet : les auteurs ont, en quelque manière, pris parti pour la déserteuse, et ils lui ont, dans la mesure du possible, donné raison. C’est un résultat de l’espèce de défaveur où presque tous les auteurs de théâtre tiennent aujourd’hui le divorce. Je me hâte de dire que de cette attitude des auteurs dramatiques contre le divorce, je n’ai garde de tirer des conclusions plus graves qu’il ne faut. On aurait tort d’y voir l’expression d’un mouvement d’opinion, comme on a eu tort jadis de prétendre que l’opinion réclamait le divorce parce qu’il avait fourni à Dumas et Augier de bons sujets de pièces. Les auteurs dramatiques ont jadis fait des pièces où l’on a pu puiser des argumens en faveur du divorce ; ils en font aujourd’hui d’où l’on tirerait des argumens non moins formels contre la même institution. C’est que leur métier consiste à dégager de toutes les formes de l’organisation sociale la somme de drame qu’elles contiennent ; et il n’y a pas de doute que, sous la loi du mariage indissoluble ou sous celle du divorce, il n’y ait une large part laissée à la misère et à la souffrance. Ils empruntent leurs sujets à la société qu’ils ont sous les yeux, et la peignent dans son rapport avec les institutions qui y sont en vigueur. Ce n’est pas leur faute, si on se méprend sur la portée de leurs études, et si le législateur s’inspire parfois de leurs doléances, sans réfléchir qu’une fois satisfaction obtenue, ils continueront de se plaindre, quoique pour des raisons opposées, et recommenceront à faire campagne, quoiqu’en sens contraire : ils y sont bien forcés, puisque sans cela il n’y aurait plus de pièces. Toujours est-il que, dans le théâtre de 1860, on n’aurait pas eu assez d’anathèmes pour les lancer contre l’épouse coupable qui, par sa fuite, a brisé la vie d’un honnête homme, sans qu’il puisse se refaire un