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suis prédestiné, je multiplie mes faibles puissances par des puissances collectives, et mon cœur qui s’épanouit devient le point sensible d’une longue nation.


Le soir de mon arrivée, sous la pluie qui tout le jour ne s’était pas interrompue, une petite sœur des pauvres traversait la grande cour du monastère, au point où la porte cintrée s’ouvre sur la forêt. Cette cornette et l’inconfort général donnent un style monastique à ces dépendances qu’ennoblissent de sombres tilleuls. — Sans doute, au grand jour, Sainte-Odile n’est plus qu’une hôtellerie tenue par les petites sœurs des pauvres ; le monastère a perdu sa règle et le cloître sa solitude ; mais, de l’ensemble se dégage une magistrale leçon de continuité. Il y a la stèle du XIIe siècle encastrée dans un mur du cloître ; il y a, dans la chapelle, les reliques de sainte Odile, que la critique la plus scrupuleuse tient pour authentiques ; il y a sous les murs du monastère, comme le panier de son sous la guillotine, l’étroit cimetière des nonnes anonymes : mais le spectacle le plus instructif, c’est tout au fond des corridors, quand on débouche dans un étroit potager. Seul, un muret nous sépare de l’abîme. Sur la pointe du rocher plat, où repose depuis quatorze siècles l’audacieuse construction, cet humble jardin de légumes, semblable à un éperon, domine la cime des plus hauts sapins. Ici d’innombrables générations sont venues admirer ce qui ne meurt pas, la magnifique Alsace : l’Alsace « toujours la même et toujours nouvelle, » dit Gœthe, en retraçant avec plaisir, dans ses mémoires, son pèlerinage de jeune étudiant à l’Ottilienberg.

Dans ce paysage aux motifs innombrables, l’essentiel, c’est l’armée des arbres qui s’élève de la plaine pour couvrir de ses masses égales les ballons et les courbes des Vosges, cependant qu’au loin, l’Alsace agricole s’étend, avec ses verts et ses jaunes variés, ses rares bouquets d’arbres sombres, ses rouges petits villages et, doucement, bleuit, pour finir là-bas, dans une sorte d’eau lumineuse. Mais plus lyrique encore, selon ma préférence, que cette escalade forestière et que ce repos champêtre, il y a le royaume des airs. Nous assistons aux échanges du ciel et de la terre, quand les vapeurs montent et descendent. Parfois sur la plaine glisse une grande ombre qu’y projettent les nuages. Parfois ceux-ci s’interposent entre la terre et notre regard. Ils circulent rapidement comme une flotte défile devant un promontoire.