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faiblesse, après avoir collectionné des faits, je devais tenter une sorte d’étude philosophique à la lumière de l’histoire. Et certes, je ne pouvais trouver un meilleur lieu d’où juger l’Alsace et le pays messin sub specie æternitatis.


Comment saurais-je rendre sensible la solitude, les plaisirs et la musique d’un long automne à Sainte-Odile ?

C’est avec amour et confiance qu’à chaque visite je me promène sur la forte montagne. Il n’en va pas de même ailleurs. Ailleurs, qu’un oiseau donne un coup de sifflet, qu’autour de moi les mouches accentuent leur bourdonnement, que les aiguilles des sapins miroitent au soleil, c’en est assez, ma vie fermente, je souffre d’une sorte d’exil : je regrette ma demeure, mes pairs et toutes mes activités. Sur la montagne du Montserrat, plus étrange sinon plus belle que l’Ottilienberg, je ne pus jamais m’oublier, me donner. « Je salue vos puissances, disais-je au mont sacré des Catalans, mais nulle pierre de vos gradins ne saurait servir au tombeau qu’il faut que je m’édifie. » Sainte-Odile, au contraire, me semble l’un de mes cadres naturels, et je foule, infatigable, les sentiers de ma sainte montagne en me chantant le psaume qui m’exalte : « Je suis une des feuilles éphémères, que, par milliards, sur les Vosges, chaque automne pourrit, et, dans cette brève minute, où l’arbre de vie me soutient contre l’effort des vents et des pluies, je me connais comme un effet de toutes les saisons qui moururent. »

Je m’enfonce dans ce paysage, je m’oblige à le comprendre, à le sentir : c’est pour mieux posséder mon âme. Ici je goûte mon plaisir et j’accomplirai mon devoir. C’est ici l’un de mes postes où nul ne peut me suppléer. A travers la grande forêt sombre, un chant vosgien se lève, mêlé d’Alsace et de Lorraine. Il renseigne la France sur les chances qu’elle a de durer.

Bien que je doive d’heureux rythmes à Venise, à Sienne, à Cordoue, à Tolède, aux vestiges même de Sparte, et que je refuse la mort avant que je me sois soumis aux cités reines de l’Orient, j’estime peu les brillantes fortunes que me firent et me feront de trop belles étrangères. Bonheurs rapides, irritans, de surface ! Mais à Sainte-Odile, sur la terre de mes morts, je m’engage aux profondeurs. Ici, je cesse d’être un badaud. Quand je ramasse ma raison dans ce cercle, auquel je