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V. — LA MAGNIFIQUE ALSACE ; TOUJOURS PAREILLE ET TOUJOURS DIVERSE

L’étranger qui parcourt la plaine d’Alsace, entre Mulhouse et Saverne, instinctivement tourne ses yeux vers les innombrables châteaux du moyen âge qui, par-dessus la chaîne basse des vignobles, hérissent les sommets des Vosges. Pour les indigènes, ces ruines sont mieux que pittoresques ; elles sont des points de sensibilité. Peut-être l’Alsacien a-t-il dans le sang une antique habitude de placer les dieux aux solitudes forestières ; peut-être se souvient-il du rôle qu’eurent ses burgs dans sa vie sociale. Et puis on montait là-haut quand on était petit ; les parens, les grands-parens y montèrent et, dans chaque famille, des souvenirs heureux ou malheureux, fiançailles, mariages, naissances ou morts, se conservent liés à l’un ou l’autre de ces sites. Entre tous, la montagne de Sainte-Odile avec ses nombreux châteaux, ses souvenirs druidiques ou romains et son couvent, est le plus mémorable.

Vu de la plaine, le couvent de Sainte-Odile semble une petite couronne de vieilles pierres sur la cime des futaies. Il occupe au sommet de la montagne un énorme rocher coupé à pic vers l’Est, accessible d’un seul côté et qui surplombe trois précipices de forêts. Sans doute on trouve dans les Vosges des sites également pittoresques, mais celui-ci suscite la vénération. Sainte-Odile, depuis douze siècles, demeure la patronne de l’Alsace ; sa montagne est, avec la cathédrale de Strasbourg, le plus fameux monument du pays ; et, si l’on veut prendre en considération que son mystérieux « mur païen » fut construit par une peuplade qui venait de bâtir Metz, on admettra qu’elle préside l’ensemble du territoire annexé. Aussi, vers l’automne de 1903, quand il me fut permis de revenir en Alsace et de reprendre mon travail sur le pays annexé, je ne pensai point que je pusse trouver une retraite plus convenable pour mettre en œuvre mes notes de Lindre-Basse et de Strasbourg.

J’avais recueilli des documens qui nous montrent notre génie français et latin refoulé par le génie germanique ; j’étais préoccupé d’en tirer une moralité alsacienne et lorraine. Je craignais de juger tout d’après ma mesure et sur la longueur d’une vie d’homme. Je voulais saisir la continuité des phénomènes dont je venais d’étudier un moment. Quelle que fût ma