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marchandises américaines à bon marché, importées à la place des articles allemands ou anglais ; une douane vexatoire et brutale moleste l’étranger qui se risque dans les ports ; la société, elle aussi, a été désorientée par la brusque introduction des mœurs américaines ; enfin, la crise religieuse, provoquée par l’introduction du régime nouveau et surtout par une imprudente propagande des protestans, malgré les efforts du gouvernement pour en pallier les effets, n’est pas encore conjurée. Ainsi, il se pourrait qu’en dépit de sa brillante façade, l’œuvre des Américains aux Philippines se heurtât à une foncière inaptitude des deux peuples à se comprendre et à se compénétrer, et que le dissentiment entre les deux races, au lieu de s’atténuer, allât en s’envenimant. Il se pourrait que l’avenir donnât raison à ceux qui ont prédit que ces possessions nouvelles, pour qui les Américains ont dépensé tant de sang, tant d’or et tant d’efforts et où ils ont tenté une si intéressante expérience, ne seraient pour eux qu’un luxe inutile et coûteux et, comme on dit en Extrême-Orient, « un éléphant blanc. »

Mais, pour apprécier l’importance de l’œuvre américaine aux Philippines, il est nécessaire de ne pas considérer l’archipel sans l’Océan qui l’entoure et sans le monde jaune dont il fait partie. Avant tout, quelles que soient les apparences contraires, les Philippines sont une possession impériale, une étape des Etats-Unis vers la domination du Pacifique, une position militaire et commerciale à proximité de la masse chinoise. Et, après tout, pour nous Français et pour nous Européens, l’avenir du peuple Philippin n’est pas ce qui nous préoccupe. Il nous importe beaucoup, au contraire, qu’en face du Japon grandissant, la puissance américaine se dresse redoutable pour maintenir, dans les mers d’Extrême-Orient, l’équilibre nécessaire à la sécurité des possessions et des intérêts européens. Etablis aux Philippines, les Américains ont besoin d’une marine forte et d’une armée exercée ; si, découragés par les difficultés de leur entreprise, ils venaient à l’abandonner, l’archipel ne tarderait guère à passer sous la domination, tout au moins sous l’influence du Japon. Et c’est encore l’une des raisons qui nous font souhaiter sincèrement le succès des Américains-dans la grande œuvre de civilisation qu’ils ont assumée.


RENE PINON.