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les outils de la civilisation scientifique la plus perfectionnée, faire patiemment son éducation pour le doter un jour de la liberté politique et de l’autonomie nationale, pétrir, avec des idées nouvelles, la pâte sociale pour en faire sortir une nation, et, après l’avoir généreusement équipée pour la lutte, la lancer, avec sa pleine liberté d’action, comme un enfant devenu majeur, parmi les hasards de la vie, c’est une expérience désintéressée que les peuples conquérans ont souvent prétendu entreprendre, mais dont ils se sont toujours servis comme d’un paravent pour dissimuler leurs appétits « impériaux. » Si les Américains la réalisaient effectivement, leur succès marquerait une date décisive dans les rapports de la politique avec la morale ; et rien que pour l’avoir tentée avec la volonté sincère de la mener à bien, même si finalement ils y échouaient, ils pourraient, selon l’expression chère à M. Roosevelt, se dire « joyeux d’avoir fait œuvre d’hommes. » Mais cette autonomie, dont les Philippins entrevirent l’aurore dans cette journée du 1er mai où les croiseurs et les canonnières espagnols s’abîmèrent sous le canon de l’amiral Dewey, et pour laquelle, déçus dans leur premier espoir, ils luttèrent si âprement, l’obtiendront-ils jamais telle qu’ils la souhaitent ? Il est permis d’en douter. Non pas que, dans leurs promesses, les présidens Mac-Kinley et Roosevelt et le gouverneur Taft n’aient été entièrement sincères et que leurs engagemens n’aient été qu’un artifice de pacification ; mais ils ont proclamé, eux-mêmes, que l’octroi aux Philippins de l’indépendance nationale devrait être différé jusqu’au jour où leur éducation politique serait assez avancée, grâce aux leçons des Américains, pour qu’ils soient assurés de ne pas faire un mauvais usage de la liberté. L’autonomie doit être pour eux une récompense accordée à leurs aptitudes au « self-government, » c’est-à-dire, en un mot, au degré « d’américanisation » auquel ils sont capables d’atteindre ; car les Anglo-Saxons des États-Unis, comme ceux de la Grande-Bretagne, ont toujours quelque peine à comprendre le caractère, les mérites et les aspirations des autres peuples ; ils ne sont pas éloignés de croire qu’eux seuls représentent la civilisation et qu’ils en sont les seuls dépositaires et les seuls apôtres. Leur domination, lorsqu’elle s’étend sur un pays nouveau, ne saurait donc être pour lui qu’une bénédiction du ciel dont les indigènes ont le devoir de se montrer reconnaissans. Nous avons vu coin ment les Philippins, obstinés dans leur rêve d’indépendance,