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— Notre Université, me dit-il, a une vie propre, traditionnelle et des pouvoirs de fait, sinon de droit. Maîtres et élèves et, je vous dirai plus, nos prédécesseurs comme nous-mêmes, les morts comme les vivans, nous sommes associés autour d’une même tâche, en vue d’un but défini. Dans la société générale nous sommes un corps, une société particulière avec des intérêts spéciaux que seuls nous pouvons régler justement. — Voilà ce que vous autres, Français individualistes, vous ne voudriez pas accepter et qui fait, laissez-moi vous le dire, la grandeur de l’Allemagne. — Donc, l’autorité judiciaire n’engagera rien sans en avoir référé au recteur. Celui-ci convoquera le sénat académique, c’est-à-dire le conseil de l’Université composé de professeurs. Nous entendrons nos disciples mis en cause, et nous jugerons avec un haut sentiment de notre corporation.

Je continuai de questionner. Je vis que beaucoup des prérogatives de l’Université s’appuient sur une tradition, sans plus ; c’est de l’irrégulier et de l’incomplet, menacé d’ailleurs par les envahissemens du pouvoir impérial. Mon interlocuteur s’exprima sur la personne même de l’empereur avec une vivacité qui m’interdit. Bien qu’il fût un loyal Allemand, rempli de préjugés contre la nation française, son hostilité au corps des officiers et son attachement aux franchises universitaires le disposaient d’une telle manière que ses propos dépassaient en audace les propos moyens d’un Alsacien. Au fond, c’était un Allemand, chez qui survivait beaucoup de la vieille Allemagne, et qui protestait contre l’absorption de toutes les libertés par le gouvernement impérial.


Je demeurai à Strasbourg, un peu plus qu’il n’eût été nécessaire pour mon travail, car je voulais savoir ce qu’il adviendrait des jeunes batailleurs. Pendant ce séjour, la diatribe du professeur me revint plusieurs fois à l’esprit. J’éprouvais un double plaisir, de patriote et de lettré, voire d’archéologue, car j’avais trouvé, enfin, un représentant de cette fameuse Allemagne que nos pères, les naïfs, glorifiaient infatigablement. — A dire vrai, le tort de nos pères ne fut pas tant d’admirer le chœur des voix allemandes que de négliger le dur mutisme de la Prusse. Les voix ne mentaient pas. Nous troublons jusqu’à le rendre insoluble les données du problème germanique, quand nous considérons qu’il y a une Allemagne. L’Allemagne est une diversité ;