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J’étais, un petit garçon quand nous sommes devenus Allemands ; vous êtes trop jeune, Ehrmann, vous n’avez pas vu cela ; moi, je me rappelle les uniformes français sur le Broglie et sur le Contades. Cela faisait une harmonie, comme la voix et les gestes de Mme d’Aoury dans une vieille propriété lorraine.

Les bras m’en tombèrent et j’aurais voulu prier ces deux jeunes gens, le muet comme le bavard, de collaborer à mon enquête sur la transformation des mœurs aux pays annexés. Mais cinq minutes après, la locomotive les emportait.

Je revins au château par de longs détours, je respirais amoureusement ma Lorraine. Je voyais avec évidence que les Allemands, qui n’ont pas créé la beauté de mon pays, en se l’appropriant, la détruisent. Si la population welche déserte la province qu’elle a humanisée, c’est une âme qui se retire et laisse tomber un beau corps. Ils raisonnent juste, ces deux Alsaciens : qu’est-ce qu’un parc français, sans une jeune Française pour savoir y marcher ? Et qu’est-ce que Lindre-Basse, sans cette divine fantaisie qui vient toute une après-midi de nous ennoblir le cœur ?

Je dis à Mme d’Aoury que M. Ehrmann l’aimait.

— Alors, dit-elle, vous croyez qu’il se taira ? Je fus un peu indigné.

— Comment pouvez-vous prêter la moindre bassesse à un garçon qui interprète tout avec une si admirable noblesse ? C’est indigne de vous.

— Vous avez raison, dit-elle, mais je serais encore plus sûre de M. Ehrmann, s’il était comme son camarade. En voilà un qui aimerait mieux périr, c’est évident, qu’ouvrir la bouche ! Quels hommes, que vos Allemands ! Je suis exténuée, monsieur !


IV. — LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE CONTINUE EN ALSACE-LORRAINE

Je rentrai pour l’hiver à Paris, et les souvenirs de mon automne lorrain, ne tardèrent pas à s’embrumer. Ce petit duel aurait pu me laisser quelques élémens pour mes conversations, par exemple un joli récit pittoresque. Mais je m’aperçus très vite que les gens à qui je le racontais concluaient à la germanisation de l’Alsace, ce qui m’amenait à des discussions énervantes. Moi-même, d’ailleurs, bien que je continuasse à blâmer l’injure faite à des annexés, qui sont les otages de la France en Allemagne, je pensais avec déplaisir que maintenant, M. Ehrmann était coiffé