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M. Ehrmann parut plus troublé par la bonne grâce de la sœur qu’il ne l’avait été par la mauvaise grâce du frère. C’était décidément un très aimable jeune homme.

Il fut convenu qu’on ne soufflerait mot devant les autres invités. On inventa toute une fable pour expliquer que Le Sourd s’était foulé le poignet. Elle prêta, durant le déjeuner, à mille fantaisies amusantes pour les personnes qui étaient dans le secret. Cette pénible histoire tournait à la mystification de château. L’Alsacien devint tout naturellement le héros de la journée et, ma foi, il le méritait, car il éleva très sensiblement le ton de la causerie.

Dans ce déjeuner, comme depuis trois jours, Mme d’Aoury m’émerveilla par le génie réaliste, que j’aperçus derrière ses grâces et ses lassitudes. Quel regard juste et de petite bête de proie peuvent lancer de beaux yeux qui semblent faits seulement pour l’amour ! Jusqu’alors, je ne l’avais vue qu’à Paris où nous sommes trop divertis pour bien apprécier les êtres. Eux-mêmes, d’ailleurs, ils y sont atténués, mal en valeur. Mais dans cette vieille ferme, ennoblie par de méchans portraits de généraux et qui n’évoque que des activités simples, une telle jeune femme, par son isolement même, prenait de l’accent. Dans la série des propriétaires de Lindre-Basse, elle faisait un épisode de beauté. Au cours de ce repas, les ondulations de son esprit, son tact, sa souplesse, en un mot, son art, que des Allemands eussent méconnu et traité de frivolité, se faisaient encore plus sensibles par le contraste même qu’elle offrait avec ce jeune Alsacien, qui ne pouvait rien dire que d’amplement expliqué et qui semblait même expliquer son silence, tant, au début, il marqua fortement qu’il se taisait. On eût dit de l’un et de l’autre deux caricatures, mais chargées d’intelligence et de sympathie. Bien qu’il eût de nombreuses manières d’être germaniques, M. Ehrmann ne méconnaissait point, cela se vit peu à peu, le chef-d’œuvre français qu’était cette jeune femme. Il devint même touchant, avec sa forcé et sa jeune raideur, d’ébahissement devant cette reine… Bientôt il eut tout à fait oublié qu’aucune autre personne fût là. Et quand Mme d’Aoury disait des choses bizarres et charmantes, il se renversait un peu, en riant trop fort, pendant une bonne minute.

Successivement, elle avait empêché qu’on parlât de la France, de l’Allemagne, de la germanisation, des partis politiques