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Nous avions décidé de gagner le lieu du combat par petits paquets, pour ne pas attirer l’attention du château. Tandis que je traversais le parc au côté de M. Ehrmann, moi et les autres Français mêlés à cette affaire, nous me paraissions de fort vilaines gens, des gens à la fois corrects et injustes, ce qui est le pire. Il me semblait qu’en pourchassant un Alsacien, nous aggravions d’une manière odieuse le traité de Francfort.

Nous arrivâmes les premiers au rendez-vous. C’était, sur la lisière des bois du parc, une allée assez large, qu’une simple porte de lattes basses séparait des champs. Appuyés à cette barrière et fumant des cigarettes, nous occupions le haut d’une faible ondulation. Ces terres sablonneuses de Lorraine sont si dures qu’à trente mètres de nous cinq bœufs, vaches et chevaux attelés ensemble traînaient péniblement une charrue. Hors ce groupe laborieux, rien ne vivait sur la triste plaine. Cette terre d’efforts faisait un digne cadre à mes pensées mécontentes ; elle m’aidait si bien à les sentir que je ne doutai point qu’elle ne provoquât chez Le Sourd un sentiment large et vague de respect pour un vaincu alsacien-lorrain.

Au dernier moment, et comme on flambait les épées, je le pris à part et lui dis avec assez de violence :

— S’il arrive malheur à ce garçon, je ne vous reverrai de ma vie.

— Bah ! dit-il, je suis trop bon frère pour mettre un revenant dans le parc de ma sœur.

Plutôt qu’humanité, n’était-ce pas fatuité d’homme de sport ? Il se persuadait qu’un provincial devant son épée ne serait qu’une mazette. Eh bien ! ce ne fut pas long. A peine avais-je dit le sacramentel : « Allez, Messieurs ! » que j’eus le plaisir de les arrêter. Le Sourd avait une piqûre au bras.

Ses deux camarades s’amusèrent un peu, tant son dépit paraissait. Pourtant il dit d’un fort bon air qu’étant à Lindre-Basse et en quelque sorte chez lui, il voulait tendre la main à M. Ehrmann, qui n’y fit pas de difficulté.

Je me hâtai de prévenir au château Mme d’Aoury. Elle revint avec moi vers le kiosque où l’on pansait son frère.

— Monsieur, dit-elle au jeune Alsacien, mon frère s’est conduit comme un étourdi. Pour sa punition, il ira se coucher, et vous nous ferez le plaisir, ainsi que votre ami, de déjeuner ici.