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Bien que son absence d’imagination représentative continuât de me choquer, je l’aimais, ce gros égoïste en smoking, parce que, tel quel, il était le frère de cette habile et noble petite créature dont le visage lumineux ne se troublait point sur un bruit d’épées.

Cependant, deux heures après, en pleine nuit et par quelle humidité, quand je filai en automobile, cette fois seul avec le mécanicien, pour relancer à Fénétrange le jeune M. Ehrmann, je pestais contre cette corvée du hasard. Quelle dure inintelligence des autres êtres, tout de même, chez Le Sourd et chez sa sœur ! Pas un instant, ils n’ont pris en considération la dignité propre de M. Ehrmann si odieusement froissée. A peine ai-je pu obtenir qu’ils le nommassent sans mépris. Mon déplaisir, qui avait la qualité douloureuse du remords, augmenta, quand les yeux encore pleins des lumières, de la chaleur et de l’aimable animation de Lindre-Basse, j’arrivai dans la pauvre auberge où ce devait être si dur d’être seul à remâcher une injure.

Il était près de dix heures. M. Ehrmann était remonté dans sa chambre. L’aubergiste s’assura depuis la rue que son hôte avait encore de la lumière et lui porta ma carte avec deux mots. M. Ehrmann ne me fit pas attendre.

Mes premiers mots, nécessairement fort mesurés, furent pour lui marquer, ce qu’il avait pu entrevoir, que je ne m’associais pas aux sentimens de mon jeune compagnon. Du ton le plus digne, il me répondit que la manière de voir, exprimée par M. Le Sourd, était par certains côtés généreuse, mais qu’elle supposait une grande ignorance de l’État des choses en Alsace-Lorraine.

— J’ai bien reconnu, me dit-il, l’esprit qu’entretiennent en France les Alsaciens qui ont opté.

Il s’arrêta. J’aurais voulu qu’il complétât sa pensée. Son cœur était-il donc allemand ou français ? Je ne parvins pas à le démêler. Nous nous assîmes au café ; il se taisait et m’attendait, accoudé tout près de moi sur une table. Je repris à voix basse à cause des buveurs qui nous entouraient.

— Je ne viens pas au nom de M. Le Sourd. Et s’il avait l’idée de me remettre ses intérêts, je puis vous dire que je déclinerais sa confiance. Mais je vois de grands inconvéniens à ce qu’une telle affaire, plus pénible au reste que grave, ait des suites.

— Permettez ! me dit-il, — et ses yeux avaient l’éclat fort de la jeunesse et de la volonté. — Si l’on est traité de lâche et que