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pas seulement à la tribune que M. le président du Conseil s’exprimait ainsi ; il tenait le même langage dans le huis-clos de son cabinet, et il chargeait M. Nisard de le rapporter au Pape. Que s’est-il passé depuis ? Nos lecteurs le savent, tout le monde le sait, et M. Combes l’a raconté de nouveau à la tribune avec un luxe de détails bien inutile. Il s’est passé… l’aventure de Mgr Geay et de Mgr Le Nordez. M. Combes en a conclu que le Pape violait audacieusement le Concordat et que, dès lors, ce fameux traité ne pouvait pas être maintenu un jour de plus. Quelle qu’ait pu être la gravité, — et on l’a singulièrement exagérée, — des fautes de conduite commises à Rome, qui oserait dire que le pays, le vrai pays, non pas celui de quelques politiciens, mais celui qui travaille encore plus qu’il ne lit, qui s’émeut difficilement, qui comprend lentement, ait changé du jour au lendemain toute l’orientation de son esprit, ait rompu avec ses vieilles mœurs et soit entré brusquement dans des idées nouvelles, parce que le Pape a appelé par devers lui deux évêques pour le moins suspects ? L’état moral et mental du pays est aujourd’hui le même qu’hier. Ce que disait M. le président du Conseil, l’année dernière, est encore vrai celle-ci. Le pays n’est pas prêt à la séparation de l’Église et de l’État ; il s’en défie, il la craint, et il a bien raison de la craindre et de s’en défier, car il ne sait pas ce qu’elle serait, et ni M. Combes, ni nous, ni personne ne le sait plus que lui. On a parlé quelquefois d’un saut dans les ténèbres : jamais on n’en aurait fait un plus follement téméraire, ni dans des ténèbres plus profondes.

M. Deschanel a-t-il dissipé ces obscurités ? A-t-il dit en langage de législateur, avec la précision qu’il faut apporter à ces sortes de choses, comment il concevait la séparation de l’Église et de l’État, et leur existence parallèle ? Non : il n’est guère sorti du domaine philosophique. Dans ce domaine, nous sommes de son avis et tout le monde en sera. Si nous pouvions créer la société idéale, nous y établirions l’indépendance réciproque de l’Église et de l’État. La difficulté serait de les faire rester chacun dans sa sphère. M. Deschanel a résumé l’histoire de France dans un long effort pour aboutir à la séparation des deux pouvoirs : elle nous apparaît sous un jour très différent. L’effort a consisté de part et d’autre à rester distincts, mais unis. M. Deschanel a dit encore que nous nous épuisions à résoudre un problème insoluble dans les termes où il était posé, et que nous étions par-là « condamnés à une infériorité certaine à l’égard des nations qui, délivrées de tels soucis, peuvent donner toutes leurs forces, toute leur volonté aux grandes œuvres de civilisation et de vie. » Mais où sont-