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faire mieux apprécier l’harmonieuse richesse et la fécondité.


L’étape suivante de ce voyage fut Ludwigsbourg, la résidence d’été du duc de Wurtemberg, aux portes de Stuttgart. Et l’enfant aurait trouvé là une occasion incomparable de se familiariser, bien plus intimement encore, avec l’essence la plus pure du génie italien, si, une fois de plus, les préoccupations intéressées et les sottes préventions de son père ne l’avaient empoché d’en tirer parti.


Nous avons quitté Augsbourg le 6 juillet, — écrit Léopold Mozart, de Ludwigsbourg, le 11 du même mois. — En arrivant à Plochingen, la fatalité a voulu que nous apprissions que le duc de Wurtemberg s’apprêtait à partir pour sa maison de chasse de Grafenegg. Nous nous sommes donc tout de suite rendus ici, pour le trouver encore, au lieu d’aller à Stuttgart, comme nous en avions d’abord le projet. Le 10, je me suis entretenu avec le maître de chapelle Jomelli et l’intendant général baron Pœllnitz, pour lesquels j’avais des lettres de recommandation du comte Wolfegg : mais j’ai dû constater qu’il n’y avait rien à faire. M. Tommasini, qui était ici récemment, n’est point parvenu non plus à se faire entendre. Sans compter que le duc a la belle habitude de faire attendre longtemps les artistes avant de les payer. Tout cela m’apparait clairement comme une machination de Jomelli, qui se donne toutes les peines du monde pour fermer aux Allemands l’accès de cette cour. Voilà un homme qui a marché vite, et qui va continuer à se pousser encore ! En plus de son traitement de 4 000 florins, de l’entretien de quatre chevaux, de l’éclairage et du chauffage, il possède une maison à Stuttgart et une autre ici. Sa veuve, après sa mort, recevra une pension de 2 000 florins. Joignez à cela qu’il a sur ses musiciens un pouvoir illimité, ce qui est une condition excellente pour faire de la bonne musique. Et voulez-vous une preuve du degré de sa partialité pour les gens de sa nation ? Sachez que lui et ses compatriotes, dont sa maison est toujours remplie, ont été jusqu’à déclarer, à propos de notre Wolfgang, que c’était chose incroyable qu’un enfant de naissance allemande pût être un tel génie musical et avoir tant de verve et de feu !


Or nous savons, au témoignage de tous les contemporains, italiens et allemands, que ce Jomelli, l’auteur d’Ezio et de Mérope, et l’un des maîtres les plus hauts de l’art dramatique et religieux du XVIIIe siècle, était en même temps le meilleur des hommes, le plus accueillant, le plus affranchi de la partialité dont l’accuse Léopold Mozart. Loin de vouloir écarter d’auprès de lui les artistes allemands, il se donnait « toutes les peines du monde » pour attirer à Stuttgart tous ceux d’entre eux qu’il croyait capables de relever l’éclat du bel ensemble musical qu’il