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savons, par une lettre du père citée plus haut, que, en arrivant à la douane viennoise, « Woferl a joué un menuet sur son petit violon. » Le fait est que tous les témoignages des contemporains de la vie de Mozart, — et particulièrement de son enfance, — abondent en faux renseignemens de ce genre, d’autant plus fâcheux qu’ils proviennent presque toujours du désir de nous faire admirer des qualités qui n’ont rien à voir avec l’essence véritable du génie du maître. Le pauvre Mozart a eu trop à souffrir, toute sa vie, de sa réputation de « phénomène » pour que nous ne soyons pas aujourd’hui tenus à éliminer autant que possible de sa biographie ces ana fantaisistes, dont plusieurs, il faut bien le reconnaître, ont été lancés jadis avec l’assentiment, sinon à la demande expresse, de Léopold Mozart. Et pourtant, d’autre part, comment ne tenir aucun compte de documens présentés avec une aussi parfaite apparence de sincérité que l’histoire du premier concerto de piano de l’enfant[1], ou que l’aimable et vivante scène intime que voici ?


Tout à fait dans les premiers jours après votre retour de Vienne, où l’on avait fait cadeau à Wolfgang d’un petit violon, notre excellent violoniste M. Wentzl, aujourd’hui défunt, soumit à l’examen de monsieur votre papa[2] une série de six trios, qu’il avait composés pendant votre absence ; c’était son premier essai dans la composition. Nous décidâmes donc de jouer ces trios. Votre papa devait faire la basse sur son alto, Wentzl, le premier violon, et moi, le second. Or voici que Wolfgangerl demande qu’on lui permette de faire le second violon ! Votre papa repoussa naturellement une demande aussi insensée, car le petit n’avait pas encore eu la moindre leçon de violon, et son père le croyait tout à fait hors d’état de jouer quoi que ce fût sur cet instrument. Alors Wolfgang : « Mais papa, pour faire la partie de second violon, on n’a pas besoin d’avoir appris ! » Et comme votre papa, là-dessus, lui ordonnait de s’en aller au plus vite et de nous laisser tranquilles, voilà Wolfgang qui se met à pleurer amèrement, tout en s’apprêtant à sortir avec son violon. Et moi, par pitié, je prie qu’on le laisse jouer avec moi, si bien que votre papa finit par lui dire : « Eh bien, soit ! Joue avec M. Schachtner, mais si doucement qu’on ne t’entende pas ; sans quoi, je te fais sortir sur-le-champ ! » Ainsi fut fait, Wolfgang se mit à jouer avec moi. Mais bientôt je découvre, à ma grande stupeur, que je suis absolument superflu. Je pose mon violon sur mes genoux, et je regarde monsieur votre papa, à qui cette scène avait fait monter des larmes dans les yeux. C’est de cette façon que l’on joua les six trios ! Et, quand ce fut fini, nos éloges donnèrent à Wolfgang tant d’audace qu’il nous déclara qu’il pourrait jouer

  1. Voyez la Revue du 1er avril, p. 566.
  2. Le récit de Schachtner est adressé à la sœur de Mozart.