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nouveauté (qui est à peu de chose près le code prussien) modifierait sensiblement les mœurs, l’orientation, « l’âme, » enfin, des pays annexés.

Mes hôtes me servirent de peu. Aoury aimait le climat, les grandes plaines et la population si fine et raisonnable de sa Lorraine natale, où son esprit réaliste et dégoûté de toute emphase s’accordait, mais la mesure des passeports, pendant une longue suite d’années, l’avait tenu dehors. C’était seulement le second automne qu’il revenait à Lindre-Basse. Il ne connaissait plus l’état des choses, et d’ailleurs il songeait moins à observer qu’à ne pas se faire remarquer. Il ignorait plus qu’on ne saurait croire la langue et les principes des vainqueurs. — Disons-le en passant, cette ignorance commune à tous les Lorrains est l’une des causes qui font leur sujétion plus complète que celle des Alsaciens. Les annexés du pays Messin se croient, bien plus encore que ce n’est exact, livrés au bon plaisir des Allemands. Ils ne savent pas comment résister sur le terrain légal, et de plus, ils éprouvent une répugnance presque exagérée pour tout ce qui leur semble de la bravacherie. — A Lindre-Basse on se donnait pour première loi de vivre en bons termes avec le Kreis-Director. On n’y trouvait point de difficulté : les administrateurs allemands, par tempérament, sympathisent avec les « classes élevées » et par système, ils se proposent de les gagner à la germanisation. Parfois il fallait loger au château et recevoir à table des officiers en manœuvres. On admirait leur formation aristocratique, en même temps qu’on raillait leur manque général de goût.

A Lindre-Basse, comme dans toute cette Lorraine welche, on vivait exactement la vie provinciale française, qui reçoit de Paris sa principale animation. Mme d’Aoury, bien que née Provençale, était la plus vivante et la plus gracieuse des Parisiennes de vingt-cinq ans. Elle possédait, tout juste pour s’en parer devant les Français qui venaient chasser à Lindre-Basse, le petit vocabulaire sentimental que les journaux et les romans nous fournissent sur les pays annexés. Quant à son mari, qui n’aimait pas la République, il se plaisait à relever devant ses hôtes ce qu’il y a dans l’esprit aristocratique allemand qui favorise les intérêts d’un propriétaire terrien. Ce n’était point qu’il se ralliât le moins du monde à la civilisation germanique, mais, bien au contraire, il était si prisonnier des formules françaises qu’en