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génies ailés se dissimulent sous cette pierre où se tiennent des anges ; des dauphins en mordent les quatre coins. Puis apparaissent des figures indécises, dont les tuniques glissent, dont les ailes s’écourtent, qui ne peuvent plus planer sur les cimes, ne peuvent plus que voleter près de terre, à Brou, et, peu à peu, l’artiste déshabitué des formes sévères et rêvant des grâces antiques, oublie le but pieux qu’il se propose et, voulant figurer un ange, en vient à modeler un amour…

En même temps, aux personnes réelles, vivantes, succèdent de froides allégories., Elles se dressent aux quatre coins du tombeau de François il duc de Bretagne, à Nantes, portant des objets usuels, bien que souvent incompréhensibles. L’une avec son horloge et son mors de bride, l’autre avec son miroir à pied qui ressemble à un engin téléphonique et son compas, l’autre avec ses balances. Le passant qui n’est pas averti que voici la Tempérance, la Justice, la Vérité, est fort enclin à penser que ces belles dames sont surprises dans les soins de quelque déménagement. Mais il se trompe. Elles sont là pour honorer le mort. Elles l’honoreront, pendant trois siècles entiers, modifiant seulement leurs costumes, rejetant leurs longues robes et leurs manches, abandonnant leurs pendules et leurs balances, se tordant les bras, gémissant, escaladant le sarcophage, la pyramide, soufflant dans des trompettes, repoussant la Mort, se livrant, sur les deux tombeaux typiques du maréchal de Saxe, par Pigalle à Strasbourg, et du général de Rodt, par Wenzinger à Fribourg-en-Brisgau, à la plus démonstrative gymnastique, tandis qu’un orage imaginaire gonfle, creuse, chasse et déploie leurs draperies de pierre blanche, rouge ou noire sur le crâne et les vertèbres d’un squelette qui surgit.

Regardez maintenant les tombes de nos contemporains ; tout cortège a disparu. L’antiquité avait figuré autour de ses morts un cortège naturel : la vie qui continuait, des êtres agissans. Le moyen âge, des êtres surnaturels, ou bien encore la vie qui s’arrêtait un instant, des pleurans. La Renaissance et les siècles qui l’ont suivie dotèrent leurs morts d’un cortège allégorique, d’une vie factice et voulue, et les entourèrent de figurans. Tous les âges avaient fait honneur à l’être disparu, d’une figuration d’êtres attachés à sa destinée et mourant un peu de sa mort. Et, maintenant, c’est fini. Nous nous en allons seuls, dans l’autre monde. Ni les serviteurs égyptiens, ni les danseuses