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moelleuse de la dame. Ils ne savent pas qu’ils mourront et ne se doutent guère qu’ils sont dans une église et accomplissent une fonction solennelle. Il suffit d’aller au Louvre, dans les salles du rez-de-chaussée, pour goûter l’extrême fantaisie du moyen âge. Combien, parmi les milliers de visiteurs qui assiègent, chaque année, les box de l’Exposition canine, ont-ils la pensée de pousser jusque-là, sur la même rive de la Seine ? Ils trouveraient, cependant, en ces carlins, ces king’s charles, ces épagneuls, ces levrettes de marbre ou de liais, couchés aux pieds des dames, jusqu’aux grands chiens courans de la Diane de Fontainebleau, la plus singulière collection de chiens que puisse imaginer la fantaisie humaine. Ces bêtes sont presque aussi vivantes et attachantes que celles de l’Exposition. Mais elles sont beaucoup moins bien élevées. La plupart se disputent des os, se battent, se roulent, dévorent avec une inconcevable avidité. Et l’être humain, étendu, la tête entre les purs esprits qui le couvrent de leurs ailes, les pieds parmi les bêtes occupées à leurs nourritures, semble encore partagé entre les deux natures, céleste et animale, qui se sont disputé sa vie.

Enfin, des hommes l’accompagnent, des « pleurans » comme sur la tombe de Philippe le Hardi, dans la salle des Gardes, au musée de Dijon. C’est là qu’il faut aller, pour voir, au complet, la « mesnie de la mort. » On voit chez Rossellino ou Donatello de plus beaux anges ; on voit chez Guillaume Regnault ou Germain Pilon de plus gentilles bêtes ; on voit chez Stephan Godl, autour de Maximilien, à Innsbruck, de plus fiers chevaliers. Mais, nulle part, on ne voit une semblable réunion d’anges, d’hommes et de bêtes, en face du grand mystère, c’est-à-dire d’êtres qui ne sont pas mortels, d’êtres qui ne se savent pas mortels, et de l’être, enfin, en qui le drame réside, parce qu’il sait qu’il meurt et qu’il espère revivre. Ce drame surtout est admirable, dans le chef-d’œuvre de Jean de Marville, de Claux Sluter et de Claux de Werwe, multiplié par les quarante moines ou chevaliers encapuchonnés, pleurans, répétant, développant et variant, comme les quarante strophes d’un poème, le même thème de douleur, tandis que les cinquante-quatre « angelots d’albastre » mêlés aux architectures, les deux anges tenant le heaume et le lion couché aux pieds, répètent le même thème de gloire. Quand un coup de lumière, venant à toucher les anges dorés, change en hautes flammes leurs grandes, paires d’ailes,