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l’inconnu selon le connu. Nous donnons à la mort les formes de la vie, et, soit pour l’exalter, soit pour la maudire, l’Art n’a pas d’autre source où puiser.

Ainsi, notre visite sera, non pour les morts, mais pour les tombeaux. Nous visiterons ceux du Céramique à Athènes, et de Sidon, à Constantinople ; nous nous arrêterons au Latran, au bord de la campagne romaine, à Ravenne, au bord de la marine, à Arles, aux confins de la Camargue. Nous aborderons au quai du Rio dei Mendicanti, à Venise, à San Zampolo, là où la statue du Colleone veille sur les Doges morts. Nous passerons devant les monumens d’une richesse inouïe où Saint-Pierre a muré ses papes, et où Bruges a enfermé ses derniers princes venus de Bourgogne. Nous nous arrêterons, enfin, à Saint-Denis et surtout au Louvre, au rez-de-chaussée, dans les salles du bord de l’eau, et dans quelques autres musées, puisque c’est dans les musées aujourd’hui qu’il faut aller chercher des tombes. Nous les interrogerons comme de pures œuvres d’art, comme si nous étions devant Bacchus et Ariane ou, devant le Tireur d’épines, car elles sont vides. Vides, les auges des Alyscamps et du merveilleux musée lapidaire qui regarde Saint-Trophime, à Arles ; vides, celles du Latran à Rome ; vides, les tombes de Saint-Denis ; vide, celle de Théodoric à Ravenne ; vides, dans la grande salle des gardes de Dijon, celles des ducs de Bourgogne ; vides, celles alignées le long de la Seine, dans les salles du moyen âge et de la Renaissance, au Louvre. Non seulement elles sont vides, mais la plupart sont anonymes. Qui se souvient du héros que renfermait le sarcophage de Phèdre et Hippolyte ? Qui sait le roi que pleurent les pleureuses de Sidon ? Les savans cherchent à rendre à chaque « bonne demeure » son histoire et, à chaque statue, son héros. Ils ne peuvent même pas restituer le monument dans son intégralité primitive. Ce qui devait être le tombeau de Jules il est dispersé dans diverses églises ou musées. Il y en a au Bargello ; il y en a aux jardins à Boboli, il y en a au Louvre, aussi bien qu’à Saint-Pierre aux Liens. Il faut que l’imagination rapproche tous ces membres épars et reconstruise, idéalement, l’œuvre que l’artiste a faite ou rêvée. Il faut qu’elle réunisse des pierres séparées par des milliers de lieues et par les mers, qu’elle les compare en les enveloppant dans les plis du souvenir, comme les enveloppent, en ce moment, par toute l’Europe, le voile de brume qui se tisse ou le rayon doré de l’automne qui s’en va…